L’effet est décuplé lorsque des sentiments sont en jeu – qu’ils soient partagés ou non – et que nous projetons immanquablement dans le roman. Une sorte de transfert de cristallisation , qui nous fait lire le roman avec une intensité particulière, comme un moment privilégié passé en tête à tête avec celle / celui qui.
Encore faut-il que le livre soit à la hauteur, bien sûr. Je me souviens de J., de nos vingt ans, et des Cahiers de Malte Laurids Brigge qu’elle m’avait prêtés avec emphase. Je n’avais jamais pu entrer dans le roman. J’avais persévéré, bien plus que je ne l’eus fait pour tout autre livre, mais rien n’y avait fait : j’avais abandonné avant la page 100. Ce fut le début d’une lente décristallisation. (mais J. avant ça m’avait fait découvrir Cohen, et Gontcharov, et les Lettres à un jeune poète)
Les circonstances comptent aussi, et les mots qui accompagnent le geste quand on vous offre un livre. Parce qu’ils passent parfois ici, j’en profite pour remercier encore ML qui m’a un jour fait découvrir Jaenada, V. qui m’a fait lire Train de nuit pour Lisbonne, à M. la candidate-muse dont j’ai toujours le Lolita en VO, et le libraire de la Voix aux chapitres qui m’avait vanté Un Dieu un animal de J. Ferrari. Je pense aussi à L., qui m'a vanté tant de livres que j'hésitais toujours à prendre dans sa bibliothèque. L’Eloge des femmes mûres de S. Vizinczey, par exemple. Je ne lui avais jamais emprunté. Pas assez mûr, peut-être.
Et puis cet été, à Budapest, j’ai rencontré Gabor, qui m’a présenté les grandes avenues et les contre-allées de son quartier de Pest. Il m’a raconté l’impasse politique du pays, populisme contre extrême droite, la place de la République qu’on rebaptise place Jean-Paul II. Puis à la terrasse d’un café nous avons parlé de livres, ceux qu’il avait lus et celui qu’il aimerait écrire. Gabor savait que je quittais la Hongrie le lendemain, alors au moment de nous séparer, de son sac il a sorti un livre. In praise of older women. Il tenait à me l’offrir.
Contrairement à Nabokov, Vizinczey ne cherche pas à faire étalage de son vocabulaire, il n’épuise ni la langue anglaise ni son lecteur : il parle de lui mais c’est le monde qu’on voit, il a l’intelligence pour le comprendre, le talent pour le raconter et les mots pour le faire vivre.
Je n’ai pas mis longtemps – on ne fait pas durer le plaisir quand on aime un livre ; on dévore, puis on prête, ou on offre (c’est souvent pareil), ou on garde pour relire un jour. Je l’ai lu à la terrasse des cafés de Belgrade et Novi Sad, jusqu’à ce qu’une femme d’une trentaine d’années se penche vers ma table en me demandant ce que je lisais. Moment délicieux dont évidemment je ne parlerai pas ici, cette note est déjà trop longue, et ce serait aussi hors sujet qu’impudique. D’autant qu'il est bien possible que je l’aie inventé.
Mais demain, si vous le voulez bien, on pourra parler d’une femme mûre de pure fiction, et de la demoiselle bien réelle qui me l’a fait découvrir. L’Embellie, d’Audur Ava Olafsdottir, est un excellent livre. Les circonstances parfois ne font qu’ajouter du plaisir à la lecture. A très vite.