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Chroniques de l’ordinaire bordelais. Episode 27

Publié le 23 septembre 2012 par Antropologia

Épisode 27

Charmante soirée

Classe moyenne à la retraite, vous n’êtes tentée ni par le golf ni par le bridge, mais vous vous accordez des cours de chant en petit groupe. C’est culturel, épanouissant.

Elle prend des cours -à un autre horaire- avec le même professeur, et elle a généreusement offert d’accueillir dans le salon de son propre château le concert qui rassemble l’ensemble des élèves. Sans cela vous ne vous seriez pas croisées.

Meubles de famille, bibelots précieux, simplicité de l’accueil, tout contribue à ce que vous gardiez le souvenir de cette soirée, que votre mémoire embellira encore. Intimidé, ému, porté par l’accompagnement au piano, chacun sera meilleur que d’habitude.

Au buffet d’entracte, on bavarde par petites tables. Vous vous asseyez à une place libre auprès de l’hôtesse, qui prodigue des anecdotes personnelles pleines de fraîcheur: maison, couple, enfants…

Il y a peu, son mari a demandé, à l’étonnement de tous, une balance. Ni les enfants, ni elle-même ne savent pour quoi faire, personne ne le lui demande. Mystère, mystère (mais vous notez que le quant-à-soi est respecté même en famille). Elle commence à être un peu inquiète. La balance est achetée comme demandé. Lui finit par avouer qu’il craignait d’avoir maigri. Depuis, la balance n’a plus servi… sauf pour les confitures. (Vous ne pouvez vous empêcher de penser que la minceur, revendiquée ici comme un attribut naturel dont il n’y a pas à se soucier, est en même temps déniée comme privilège. Pourtant, comme le bronzage, elle est souvent un luxe de riche).

Les confitures, justement, sont un sujet de conversation de saison. Les plus faciles sont celles d’abricots. Celles de mûres sont plus longues et plus délicates à confectionner. (Vous appréciez que cette tradition ancestrale et parcimonieuse des confitures soit perpétuée dans quelques familles, à l’opposé de la consommation immodérée de produits industriels).

La grande affaire du moment est le « rallye » (vous pensez instantanément aux travaux des Pinçon Charlot sur la sociabilité interne aux classes sociales supérieures), auquel elle va convier presque deux cents jeunes de l’âge de ses enfants. Des vigiles seront embauchés pour vérifier les poches des participants qui ne doivent pas apporter d’alcool avec eux ; la fête fournira des punchs. Il y a aussi l’étang trop proche qui crée de l’inquiétude, car c’est une importante responsabilité que celle de la sécurité.

Elle est gentille, trop gentille, impossible d’aborder avec elle le moindre sujet-qui-fâche, tel que, vous osez à peine l’écrire ici, « les classes sociales », « les inégalités »… Toute sa conversation est orientée de manière à dissuader quiconque de commettre cette faute de goût, vous n’avez qu’à suivre son exemple persuasif et charmant.

Le point de vue critique ne vous obnubile pas au point de bouder des conversations plus légères, mais la violence exercée par la politesse vous trouble.

Danielle Duga



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