J’ai quatorze ans, je suis avec ma cousine. En Italie, c’est l’été. Mes seins ont commencé à pousser. C’est la fin de la journée, une légère brise soulage la ville. Le soleil se couche, nous sommes au bal du village. Les gens dansent. Soulagés de pouvoir enfin de nouveau sortir, respirer et se rencontrer. Les corps se retrouvent. Moi, d’habitude, je suis le genre de fille qu’on n’invite pas et qui se fond dans le papier peint à fleurs. Il n’y a que Fred pour oser m’inviter mais Fred n’est pas là.
Malheureusement, pour moi, la fête est en plein air, sur la place centrale, et je n’ai aucun mur pour m’adosser. Ma cousine me rabroue : « c’est normal, Francesca, tu n’es pas très avenante : tu ne souris jamais. C’est étonnant d’ailleurs pour une Américaine… » Double peine pour ma poire : je ne suis donc ni une bonne fille ni une bonne américaine. Je grimace.
Il arrive vers moi. Apparemment, il n’a peur de rien. Il a l’allure du mauvais garçon local, trapu, blouson en cuir, regard noir, très noir, fuyant et sourire de travers. Je suis sûre que c’est lui qui nous réveille à quatre heures du matin en faisant péter sa mobylette. Bref, j’ai décroché le gros lot.
Il m’amène sur la piste. C’est le groupe ABBA qui hurle dans les haut-parleurs. La musique hésite entre le disco entraînant et le slow sirupeux. Mon cavalier opte immédiatement pour le collé-serré et se presse contre moi. Je sens sa sueur âcre. Il me parle en italien que je comprends grossièrement. Je ne suis pas d’ici, n’est-ce pas? Il ne m’a jamais vue et j’ai un léger accent. Il me serre encore plus fort. Je suis obligée de lui parler à son oreille pour qu’il puisse m’entendre et surtout ne pas me retrouver face à face avec lui, presque bouche contre bouche. Son anatomie ne me cache aucun de ses secrets. Je sens son torse frêle et suant, ses bras forts et nerveux, ses longues jambes musclées et puis son sexe, dur, qui se presse contre le mien. Aux yeux de tous. Je reste aimable, par convenance. On me parle, je réponds. Je lui dis que, oui, je viens d’Amérique. Il s’enthousiasme. Je suis donc « timbrata ». Timbrée ? Je ne me souviens pas immédiatement du sens du mot. Il essaie de m’embrasse, j’esquisse son souffle chaud en balayant mes cheveux. J’imite un geste de Maman quand elle se veut séductrice. Une manière de donner la donne, je joue la fille allumeuse, et j’évite surtout le baiser poisseux. Le sens de timbrata me revient : affranchie… ?! Je commence à me sentir dépassée par la réputation des américaines ici. Non seulement elles seraient censées afficher un éternel sourire aux lèvres mais aussi être libérées ? Qu’est-ce que cela veut dire ? La rapidité avec laquelle il s’est fondu sur moi ne me laisse aucun doute : je dois représenter pour lui l’étrangère qui baise avec n’importe qui du moment qu’on lui demande gentiment. J’essaie de regagner un peu d’espace en me trémoussant lors des parties plus rythmées. Il me reprend aussi vite contre lui. “Je m’appelle Pier, et toi ? » Sa voix n’a pas encore fini de muer. Elle a une fêlure et menace de se briser à tout moment. « Moi ? C’est Francesca. » Je cherche ma cousine en regard, en vain. Elle a disparu. Je retire mes mains moites des siennes et les pose sur ses épaules. Il profite de la manœuvre pour me toucher les fesses. Il est sûr de son charme. Mes tentatives de résistance ne semblent que lui confirmer son attractivité irrésistible de jeune mâle et provoquent l’effet inverse escompté. Mon Dieu, en qui je ne crois pas, sauvez-moi ! Soudain, il a une idée de génie qui me sauve.
- Tu es américaine. Tu comprends les paroles, alors ?
- Oui, bien sûr.
- Tu me les traduis ?
Je commence, hésitante: “Ooh, my mama said, « Look at this, you haven’t done your bed »…Oh, ma maman m’a dit: “Regarde ça, tu n’as pas fait ton lit.” Et puis, les mots se mettent à couler naturellement dans sa langue : « Un matin, elle est venue, elle m’a dit : écoute – Oh, je me sentais comme dans une prison – ma maman m’a dit : je sais que tu es encore sortie avec Fred – Ma maman m’a dit : ne mens pas, tes joues rougissent – Oh, je veux vivre ma vie, je veux vivre ma vie, vivre ma vie, la-la-la-la, ma vie. »
Il ne pouvait plus m’interrompre, ses paroles étaient devenues les miennes : « J’ai dit : mais je ne peux vivre sans lui. Oh comme j’aimerais que vous ne doutiez pas de lui ! Oh, oh, ma maman m’a dit : si tu veux me faire du mal, vas-y ! Ma maman m’a dit : j’imagine que tu me préférerais me voir morte. Oh, je veux juste vivre ma vie, vivre ma vie, vivre ma vie… » Je n’ai pas pu finir. Je me suis enfuie en pleurant. Il est resté, les bras ballants, au milieu de la piste. A nonchalamment recoiffé ses tifs et a lancé un « stronza impazzita ! » qui a amusé toute l’assemblée.