Il arrive que des parents perdent patience mais qu’il suffit d’un peu d’aide et des outils pour mieux gérer son impatience, sa colère, alors que d’autres parents, il est important d’agir pour sauver les enfants .. La science de la maltraitance demande beaucoup d’observations, d’expérience … pour distingué ce qui est de la maltraitance et ce qui ne l’est pas
Nuage
La science au secours des enfants maltraités
ILLUSTRATION FRANCIS LÉVEILLÉ, LA PRESSE
DAPHNÉ CAMERON
La Presse
Au milieu de la chambre d’hôpital, Roxanne*, 9 mois, s’agrippe aux longs barreaux métalliques de son petit lit et les secoue vigoureusement.
Le Dr Alain Sirard pénètre dans la chambre et s’approche de la couchette. La petite le regarde. Une large ecchymose lui barre le crâne, de l’oreille gauche à l’arrière de la tête. Elle sourit, son oeil tuméfié se plisse.
La blondinette est agitée. Elle se lève, s’assoit, se relève, se rassoit sans arrêt.
Roxanne est une escaladeuse, «lance sa mère, assise en face, en pyjama.
- Je vois qu’elle pratique le sport extrême de bassinette!», répond le pédiatre.
Il est 11 h. Il fait chaud. Dans un coin, un ventilateur rend l’humidité plus tolérable.
Kevin, le père de la petite, s’avance pour expliquer comment, la veille, elle a escaladé sa couchette pour tenter d’en sortir. Le jeune homme raconte d’abord que, attiré par des bruits, il s’est rendu à sa chambre et l’a vue se tenir en équilibre sur la barrière.
Le Dr Sirard lui demande de mimer la scène.
Le père s’approche de la couchette et montre comment il a saisi sa fille en plein vol, comme un joueur de football qui attrape un ballon. Malgré cela, il n’a pu amortir la chute. Elle s’est fracassé la tête sur le sol.
Le Dr Sirard demande au père de dessiner un croquis de la chambre. Kevin lui répète la même histoire en barbouillant sur une feuille.
Le pédiatre examine la petite. Il remarque un bleu important sur sa fesse gauche, une marque dans son cou et une autre sur son front. Il constate qu’il y a des bleus derrière le pavillon de chaque oreille.
Or, le père raconte qu’il n’y a eu qu’un seul impact, du côté gauche.
«Je suis spécialiste en maltraitance, dit le Dr Sirard. Selon moi, beaucoup d’éléments de votre histoire ne sont pas compatibles avec les lésions. J’ai de la difficulté à expliquer tous les bleus. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un accident. Je pense que c’est un geste de perte de contrôle.»
Le père tente d’interrompre le médecin.
La mère se retourne et fusille son conjoint du regard.
«J’ai été parent et je sais ce que c’est, un bébé casse-cou, reprend le médecin. Mais à son stade de développement, elle est incapable de se hisser hors de sa couchette, encore moins de se tenir en équilibre sur la barrière. C’est ce que je vais écrire dans mon rapport.»
Le médecin sort de la chambre en coup de vent.
Alors qu’il s’éloigne à toute vitesse dans le couloir, la mère crie. Mais, rapidement, sa voix se noie à travers le va-et-vient du personnel de l’unité d’hospitalisation pédiatrique.
***
Midi et demi. Une intervenante de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) entre dans le bureau des cinq médecins de la clinique sociojuridique de l’hôpital Sainte-Justine, dont fait partie le Dr Sirard.
Le local ressemble à n’importe quel bureau de médecin, mais jour après jour, ses murs sont témoins des pires histoires d’horreur.
C’est là que sont vus les enfants de moins de 12 ans que l’on croit avoir été victimes de mauvais traitements ou de sévices sexuels et leurs parents. L’équipe évalue en moyenne 450 cas par année, les plus graves de la province.
L’intervenante, une rousse au visage constellé de taches de rousseur, fait partie de l’équipe d’urgence de la DPJ déployée dans les 24 heures qui suivent un signalement. Elle dépose sur le bureau une pile de photos de la chambre de l’enfant et de son petit lit.
Ces photos viennent renforcer les soupçons du Dr Sirard.
«J’ai mesuré le bébé du talon au creux axillaire. À la hauteur des barreaux que je vois là, il me paraît impossible qu’il ait pu enjamber sa couchette», explique-t-il à l’intervenante.
Tous les enfants sont photographiés avec une règle à côté de leurs lésions et un témoin de couleur pour enregistrer avec précision la couleur de l’ecchymose.
«Regardez, dit le pédiatre en montant une photo de Roxanne. Il y a des lignes plus foncées qui traversent l’ecchymose sur sa tête. Ce sont des traces d’entre-doigts. Lorsqu’on frappe avec le poing, ça fait un bleu. Lorsqu’on gifle, avec la main ouverte, ça fait des lignes.»
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La pédiatrie de la maltraitance est une véritable science. Chaque enfant vu à Sainte-Justine doit passer une série de tests révisés par un petit nombre de médecins spécialistes qui sont devenus, avec le temps, experts en maltraitance.
Une «série squelettique» – des rayons X du corps en entier – est réalisée pour déceler des fractures. Les radiologistes sont à l’affût de cals osseux, indices d’anciennes fractures qui révèlent des épisodes antérieurs de maltraitance. On fait aussi un examen de tomodensitométrie (scan) du cerveau pour déterminer s’il y a des hémorragies, puis un examen ophtalmologique pour dépister des hémorragies rétiniennes, l’un des symptômes du traumatisme crânien non accidentel, qui englobe le syndrome du bébé secoué.
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Vers le milieu de l’après-midi, les résultats des tests de Roxanne arrivent. Il n’y a ni fracture ni hémorragie cérébrale ou rétinienne.
Kevin entre seul dans le bureau de la clinique sociojuridique pour recevoir les résultats. Le jeune père a lui-même l’air d’un enfant. Il flotte dans son pantalon de sport. Il s’installe en face de l’intervenante de la DPJ et du Dr Sirard.
«Il n’y aura pas de conséquences physiques sur Roxanne. Les bleus vont guérir… Mais lorsqu’on perd patience et que des gestes sont commis, ça peut se répéter. La prochaine fois, il y aura peut-être des séquelles.»
Le père prend sa tête entre ses mains, les yeux cachés par sa casquette.
«Se peut-il que vous ayez perdu patience et que les claques soient parties? Et que là, vous ayez inventé une histoire pour tenter de vous en sortir?»
Un silence glacial traverse la pièce. Les pieds de Kevin se mettent à trembler.
«Ce que je dis est vrai, n’est-ce pas? renchérit le Dr Sirard.
- À peu près, laisse finalement tomber le jeune homme. J’ai paniqué.»
Le père essuie les larmes qui ruissellent sur ses joues.
«Quand je l’ai pognée, j’ai été vraiment trop fort. Je lui ai donné une tape aux fesses et je l’ai serrée… C’est ça qui est arrivé.
- Mais on sait que ce n’est pas ça qui a causé les traces d’entre-doigts sur sa tête. Lorsqu’on serre, ça donne un bleu.»
Kevin lève alors les yeux pour la première fois.
«Elle était dans sa bassinette. Ce qui m’écoeure, c’est que c’est sa deuxième bassinette parce qu’elle a brisé l’autre en fessant dessus. La nouvelle est plus cheap. Quand je suis entré dans la chambre, elle était encore en train de la péter. J’ai paniqué. Quand je l’ai pognée, elle a eu peur. Elle a hurlé. Je l’ai prise par la jambe. Elle était à l’envers. Je lui ai donné une petite claque derrière la tête. Pis là, sa tête a revolé sur le poteau.»
Kevin refoule des sanglots.
«Il va falloir que tu le dises à ta blonde, dit le médecin après une petite pause.
- Anyways, je ne suis plus sûr de vouloir continuer. Je sais qu’avec ce qui est arrivé tantôt, moi pis ma blonde, c’est fini. On se sépare. Je vais sortir du portrait.
- Je comprends ta réaction, mais elle est impulsive. Le geste que tu as fait, tu l’as fait. Là, il va y avoir des mesures immédiates et à moyen terme. Mais il faut que tu regardes pourquoi tu as fait ça.
- Il y a des gens qui peuvent t’aider, ajoute l’intervenante sociale. Je connais un bon groupe d’aide auquel tu pourrais te joindre.»
Avant de quitter l’hôpital, Kevin consent à faire une thérapie de groupe et à aller vivre chez des amis pendant quelques jours. Il devra se présenter au tribunal de la jeunesse dans les 48 heures. Un juge décidera de quelle façon il pourra voir sa fille dans les prochains mois. La police poursuit son enquête criminelle.
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Le Dr Alain Sirard est un bel homme. Grand, 52 ans, toujours bien habillé, bronzé, lunettes à la mode, ce père de quatre enfants est spécialisé en maltraitance depuis 1995.
«On entre dans la pièce pour aider l’équipe sociale à prendre les bonnes décisions d’orientation et de protection, expliquera-t-il plus tard. Ce qu’on cherche, ce sont des éléments de l’histoire qui peuvent expliquer les lésions.Très souvent aussi, on arrête les impressions de maltraitance et les mesures sociales qui en découlent.»
«Au-delà du parent agresseur, nous sommes témoins de véritables drames humains», ajoute Patsy Villeneuve, travailleuse sociale à la clinique. «Lorsqu’un père qui a fracturé la jambe de son bébé dit finalement à la mère: Écoute, ce n’est pas accidentel, c’est la terre qui arrête de tourner.»
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Le lendemain, en fin de journée, le Dr Sirard passe la porte de la même chambre d’hôpital.
Une jeune mère, Karine, berce Morgane, sa fille de 6 mois. Elle consulte pour des pleurs incessants et parce que les yeux de son enfant «virent à l’envers». Quelques jours plus tôt, elle s’est aussi rendue à l’hôpital pour une bosse à la tête.
Karine est déjà connue de la DPJ. Son intervenante l’accompagne à l’examen médical, car un signalement vient d’être ajouté à son dossier.
Avant d’entrer dans la pièce, le Dr Sirard savait déjà que la série squelettique, le test ophtalmologique et le «scan» cérébral étaient négatifs. Il demande comment Morgane s’est blessée à la tête.
«Je suis écoeurée de le dire! Ça fait 10 fois que je raconte mon histoire!», hurle-t-elle.
Après quelques protestations, elle poursuit, agressivement.
«Elle était assise sur le plancher pendant que je lavais les biberons. Elle s’est mise à chialer, pis j’ai entendu «bang!». Elle s’est cogné la tête sur le plancher de carreaux. Elle est tombée sur le côté. À ce moment-là, il n’y avait pas de bosse. C’est dans la nuit qu’elle a commencé à grossir. Le lendemain, elle a crié durant des heures.»
Karine pose Morgane dans la couchette. Un préposé entre et fait des prises de sang à la petite fille.
Quelques minutes plus tard, un autre préposé apporte le repas.
«Yark! Ça pue! On dirait de la bouffe à chat!
- Que s’est-il produit avant l’accident? demande le Dr Sirard.
- Ça n’a pas rapport, ce qui s’est passé avant! lâche-t-elle, visiblement excédée.
- Pouvez-vous m’expliquer ce qu’il s’est passé ensuite?
- Le lendemain, elle était plus pâle et elle était chialeuse. Le deuxième soir, elle s’est levée une fois par heure et n’a pas fait sa sieste. Le lendemain, elle a pleuré toute la journée.
- A-t-elle fait de la fièvre? Est-ce que son nez a coulé?
- Non.
- Et vous? Comment vous sentez-vous?
- C’est l’enfer! J’ai mal aux muscles des cuisses comme si j’avais des couteaux plantés dedans. Je ne suis pas capable de lever mes bras, c’est comme si je pesais 58 000 livres!
- Depuis quand?
- Depuis le soir où elle a pleuré toute la nuit.»
Le Dr Sirard fait une pause pour réfléchir.
«Tout cela a du sens, madame. Je pense que vous faites une myosite, un virus contagieux qui circule en ce moment et qui cause une inflammation des muscles. Vous avez dû l’attraper de votre bébé. C’est pour cela qu’elle a pleuré toute la nuit. Elle avait mal partout.
- Hey, j’ai-tu assez de marde dans ma vie pour avoir pogné de quoi en plus!»
Quelques minutes plus tard, une résidente en médecine revient avec les résultats des analyses sanguines de Morgane. Le taux de créatine-kinase, un enzyme du muscle, est trois fois plus élevé que la normale. Les symptômes s’expliquent. La chute survenue quelques jours plus tôt n’avait rien à voir. Pour en être certain, le médecin demande aussi des examens sanguins pour Karine.
Sur le plan médical, la piste de la maltraitance est exclue, comme dans 40% des cas hospitalisés vus par l’équipe sociojuridique.
La pédiatrie de la maltraitance est un métier difficile. Mais les médecins de la clinique sociojuridique acceptent de faire face à l’horreur pour protéger leurs patients.
Avant de rentrer chez lui, le Dr Sirard confie que sa motivation principale est de permettre à l’enfant de retourner dans son environnement, auprès des gens qui l’aiment.
«Mais ça, ça survient juste quand on sait qui a commis l’abus. Si on ne sait pas qui l’a fait ou si on n’est pas capables de conclure à une cause accidentelle, l’enfant quitte sa famille.»
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La clinique sociojuridique de l’hôpital Sainte-Justine existe depuis 1990. Elle a été créée au moment où la littérature scientifique sur la maltraitance a véritablement pris son essor.
«Aujourd’hui, il y a toute une communauté scientifique qui s’occupe de la maltraitance. C’est devenu une surspécialité médicale», explique la Dre Claire Allard-Dansereau, responsable de la clinique.
Les médecins sont appuyés par une infirmière, un psychologue et deux travailleuses sociales.
Il faut bien connaître la pédiatrie en général pour pratiquer en maltraitance, explique la pédiatre de 62 ans.
«Les sévices, c’est complexe, car il faut toujours se demander si quelque chose d’autre aurait pu causer les symptômes ou les lésions. On ne veut pas dire que c’est un abus quand ce n’en est pas, ni l’inverse, parce qu’on veut que les enfants soient protégés.»
L’an dernier, 105 enfants soupçonnés d’avoir été victime de sévices ont été hospitalisés à Sainte-Justine. Environ 60 autres cas ont été évalués en consultation externe à la demande de la DPJ.
L’appareil judiciaire recourt souvent à l’expertise médicale. L’an dernier, les médecins se sont rendus au tribunal à 48 reprises pour témoigner.
Les policiers des quatre coins de la province font aussi appel à la clinique sociojuridique pour obtenir un avis médical.
Il n’est pas rare de les y voir. Lorsqu’un enfant est victime d’une agression physique ou sexuelle grave, une entente multisectorielle est déclenchée et permet le partage de certains renseignements confidentiels pertinents à l’enquête entre les corps policiers, les médecins, la DPJ et les écoles.
***
Un matin, lors de notre passage, le Dr Sirard avait rendez-vous avec un enquêteur pour discuter du cas d’un enfant gravement blessé, examiné récemment à la clinique sociojuridique. En questionnant l’enfant et ses proches, le Dr Sirard a commencé à soupçonner la gardienne.
Fait troublant: au fil de son enquête, le médecin a appris que, plusieurs années auparavant, un enfant était mort pendant qu’il était confié à la même gardienne. Sa mort n’a jamais été expliquée, et les policiers ont classé l’affaire. Le détective, grand homme mince dans la quarantaine, entre dans la pièce.
Le policier et le médecin examinent les photos du cadavre. Durant près d’une heure, ils scrutent le rapport d’autopsie réalisé à l’époque.On y lit que les ambulanciers, puis les médecins des urgences, ont remarqué que l’enfant était en rigidité cadavérique jusqu’aux extrémités de son corps. Or, la rigidité musculaire s’installe normalement dans la mâchoire au bout de 30 minutes puis s’étend graduellement, après plusieurs heures, au reste du corps.
«Ça veut dire que, lorsqu’elle a appelé le 911, l’enfant était déjà mort depuis plusieurs heures, affirme le Dr Sirard. Quel genre de gardienne ne jette pas un coup d’oeil sur un jeune enfant durant des heures?»
Il lit que la température du corps, à l’hôpital, était de 34°C.»Son corps était froid, l’enfant était mort depuis longtemps», ajoute le médecin.
Le Dr Sirard étudie avec attention les blessures des deux enfants. Les deux histoires se ressemblent. Trop.
«Il y a plein d’éléments ici pour faire capoter n’importe quel docteur en maltraitance. J’en ai la chair de poule, dit le médecin.
- Moi aussi, répond le policier.
- Je pense, monsieur l’enquêteur, que nous sommes peut-être devant un cas d’homicide et un de tentative de meurtre.»
Un silence de mort s’installe dans la pièce. L’enquêteur promet de donner des nouvelles au Dr Sirard. Abasourdis, les deux hommes quittent la pièce.
*Tous les noms des patients et de leurs parents ont été changés.