Actes Sud, 2012.
Lecture d’Angèle Paoli
Ph., G.AdC
« L’ESPACE INTÉRIEUR DE L’ÂME »
Je m’étais pourtant juré de n’entreprendre aucune recension du dernier roman de Jérôme Ferrari. Par esprit de contradiction, d’abord, parce que Le Sermon sur la chute de Rome fait la « une » de l’actualité romanesque de cette rentrée littéraire, parce qu’il est « goncourable » (quel vilain néologisme !), parce que Jérôme Ferrari incarne l’écrivain dans lequel la communauté corse aspire à se reconnaître. Mais surtout, parce que je ne suis pas sûre que tout ce tintamarre qui agite la blogosphère et la presse littéraire ne finisse pas par agacer l’auteur, voire par lui nuire. Finalement, cédant aux sirènes de l’écriture et au plaisir d’écrire à partir de « l’espace intérieur de l’âme » de Jérôme Ferrari, en ce jour gris de début d’automne, je reprends le récit complexe que le romancier a jeté dans la mare, avant que celui-ci ne prenne la fuite aux Émirats. Et nous abandonne là à nos piteuses élucubrations de lecteurs.
Ce qui m’a d’emblée troublée ― et attirée ― dans ce roman, c’est son titre. Un titre à double entrée, qui ancre le roman dans l’Histoire d’une Antiquité depuis longtemps révolue ; et qui relie, de manière implicite, ce moment décisif de la chute de Rome à la personnalité vibrante de saint Augustin, évêque d’Hippone (395) et auteur de sermons prononcés entre 410 et 412 dans cette cité de l’Afrique romaine. Voilà bien une matière romanesque peu ordinaire susceptible d’éveiller le naturel curieux d’une lectrice. Au-delà du titre, ma curiosité et mon intérêt ont été rapidement happés par une question tenace : par quels subterfuges fictionnels, par quelles « impostures » le romancier va-t-il parvenir à établir des ponts entre le macrocosme de l’Histoire liée à la mort de l’Empire romain et le microcosme agité d’un petit village perdu de la Corse d’aujourd’hui ? Quels rapports insoupçonnés le monde de la modernité qui est le nôtre entretient-il avec son lointain passé ?
Depuis les origines, une même violence secoue les hommes. Une même cruauté les plonge dans le Chaos et dans la Nuit. À la furie sanguinaire d’Alaric le Wisigoth dévastant l’Empire romain et anéantissant Rome en août 410 répond la violence du corps à corps final de Virgile Ordioni et de Pierre-Emmanuel (scène d’émasculation qui fait écho à la scène initiale de castration des verrats, les mains expertes du sacrificateur baignant dans la tripaille génitale de l’animal), bagarre qui se solde par la mort de Virgile, tué d’un coup de pistolet par Libero Pintus. De vagues de fond dévastatrices en déclin annoncé des civilisations, de cercles en cercles de plus en plus rapprochés, resserrés sur un même groupe humain, l’histoire se répète, faite de soubresauts, de renaissances illusoires et de chutes irréversibles. Le centre de gravité du monde se déplace, les Empires tombent, plongeant l’univers et les hommes dans les ténèbres. Pour autant les peuples demeurent et survivent à leurs souffrances. Au monde ancien qui vient de disparaître succède un monde nouveau, tellement peu différent du précédent qu’il est presque impossible d’entrevoir le moindre frémissement de changement.
« Mais rien ne se passait, un monde avait bel et bien disparu sans qu’aucun monde nouveau ne vienne le remplacer, les hommes abandonnés, privés de monde, continuaient la comédie de la génération et de la mort, les sœurs aînées de Marcel se mariaient, l’une après l’autre, et l’on mangeait des beignets rassis sous un implacable soleil mort... »
Éternel retour sur lui-même ― comment parler de recommencement puisque rien n’a encore commencé ? ―, le monde est cet Ouroboros primitif qui unit dans le même nœud les origines et la fin. Ainsi s’ouvre le roman de Jérôme Ferrari :
« Comme témoignage des origines ― comme témoignage de la fin, il y aurait donc cette photo, prise pendant l’été 1918 »
Phrase que l’on retrouve presque à l’identique dans la dernière phrase du roman :
« Il revoit seulement l’étrange sourire... que lui avait offert la candeur d’une jeune femme inconnue, pour porter devant lui témoignage de la fin, en même temps que des origines, car c’est un seul et même témoignage. »
Aveuglément ballottés par le malheur dont ils engendrent eux-mêmes les ondes dévastatrices, les hommes ne sont-ils pas toujours les mêmes êtres anéantis par l’effondrement de leurs rêves et de leurs certitudes ? Qu’ils assistent impuissants à l’anéantissement de leur dieu et de leurs croyances ― aux rites de Manès auquel Augustin avait d’abord souscrit (Manès, qui tient le monde extérieur pour seul responsable du malheur des hommes) succède la religion chrétienne à laquelle Augustin s’est converti ―, qu’ils reviennent à jamais meurtris par les guerres successives qui les ont détruits ou qu’ils soient secoués, dans cet été caniculaire qu’ils traversent, par les obscures pulsions animales qui les habitent, les hommes souffrent d’être la proie de leurs échecs et de leurs désillusions. D’une génération à l’autre, à l’insu de chacun et de tous, se transmet le poids annihilant d’errements ancestraux, de renoncements et d’amères déceptions.
Au cœur d’un univers clos dans lequel l’enfermement joue son rôle de vecteur du tragique (de l’île au village et du village au bar), confronté aux forces brutes qui les malmènent, chacun reste assujetti à la part animale qui est la sienne, trouvant dans la brutalité et la sauvagerie sa principale raison d’exister. Chacun se vautre dans la trivialité ― obscénité des gestes et légèreté des mœurs, vulgarité du langage et violence verbale ―, unique recours à la détresse qui travaille de l’intérieur le petit monde de Jérôme Ferrari. Construit sur le vide existentiel et sur l’absence (absence de Marcel sur la photo, disparition de Hayet, probablement due au sentiment d’exaspération provoqué par « la société des hommes », fuite de la femme de Gratas [pitoyable bonhomme !] et de ses enfants, mort de l’épouse de Marcel, abandon à la naissance de leur fils Jacques, confié à Jeanne-Marie, la sœur de Marcel Antonetti…), sur la désintégration progressive des familles et des couples, sur le ratage intellectuel et affectif des personnages (Matthieu Antonetti et Libero Pintus), l’univers de Jérôme Ferrari semble voué à la destruction et à une disparition mortifère, sans le moindre espoir de rédemption. Une situation qui fait trembler de terreur et d’effroi. Sans doute parce qu’elle est visionnaire et renvoie, en miroir, à la médiocrité qui est la nôtre et, au-delà, au déclin, désormais inéluctable, de la civilisation occidentale. Vision pessimiste à l’extrême qui fait dire à l’ami d’enfance de Marcel, Sébastien Colonna, antisémite et anticommuniste patent, témoin comme lui de la libération de la Corse par les Forces françaises :
« Regarde un peu de quoi ont l’air nos libérateurs, des Maures et des Nègres, c’est toujours pareil, les barbares offrent d’abord leurs services à l’Empire avant d’en précipiter la chute et de le détruire. Il ne restera rien de nous. »
Et, au sein du petit groupe, il ne se trouve aucune voix pour s’élever contre ces propos et les nuancer en rappelant à Sébastien Colonna que nombreux sont les « goumiers » d’Afrique qui ont payé de leur peau et de leur sang la libération de l'île. Les cimetières de Corse sont là pour en témoigner.
Et Augustin, dans tout cela, quelle est sa place ? Certes, en dehors du titre, l’auteur du roman s’appuie, dès l’exergue, sur un extrait du sermon 81, §8, daté de décembre 410. Extrait qui, par-delà le rappel de ce qu’est le monde, laisse cependant entrevoir un rai de lumière, probablement pour une vie autre que celle qui se déroule sur Terre :
« Le monde est déjà haletant de vétusté, mais ne crains rien : ta jeunesse se renouvellera comme celle de l’aigle. »
Par ailleurs, dans sa postface, Jérôme Ferrari précise que, si les titres de chapitres (sept en tout) « proviennent des sermons d’Augustin », le dernier chapitre n’est nullement concerné. Celui-ci constitue donc une exception. En effet, Le Sermon sur la chute de Rome est un « sermon introuvable », une sorte de sermon apocryphe. Le prêche magistral attribué à Augustin dans le dernier chapitre semble donc pure invention romanesque. Pourtant il y a là trois pages d’une rhétorique du discours religieux parfaitement assimilée. Une rhétorique au demeurant parfaitement convaincante. Étonnante liberté du romancier dont le talent réside aussi dans la faculté qu’il a de conduire le lecteur dans le labyrinthe de son imagination, de ses connaissances et peut-être aussi de ses propres convictions ! Mais liberté, aussi, du lecteur de se tenir à distance et de garder en état de veille son esprit critique !
En dehors de ce prêche éblouissant ― qui prend corps dans la mort de Marcel et s’achève avec la mort d’Augustin ―, la présence d’Augustin existe bel et bien dans la trame du récit et l’« âme » du prêcheur d’Hippone y court, tantôt en filigrane, tantôt de manière plus soutenue. Cette présence frémit à travers les noms de certains personnages. Celui d’Aurélie dont le prénom est un écho féminisé du patronyme de l’évêque d’Hippone : Aurelius Augustinus. Ou celui de Massinissa ― souvenir du héros numide de la Seconde Guerre punique ― dont Massinissa Guermat, qui accompagne Aurélie dans ses recherches archéologiques, porte le nom :
« Elle ne lui laissa pas de lettre. Elle ne voulait pas lui laisser autre chose que son absence car c’est par son absence qu’elle hanterait Massinissa pour toujours, comme le baiser d’une princesse disparue hantait encore le roi numide qui portait son nom. »
Ainsi l’Histoire se prolonge-t-elle par ondes imprévisibles, semant ses signes avant-coureurs de catastrophes, et renaît-elle de ses cendres mêmes. De même que certains personnages, présents dans le précédent roman (Où j'ai laissé mon âme), resurgissent dans celui-ci. À la discontinuité de la chaîne du temps historique, Jérôme Ferrari répond par la continuité assurée par Jeanne-Marie (la sœur de Marcel) et par son mariage avec le capitaine André Degorce. À moins que la résurgence de ces personnages corresponde au contraire à une vision pessimiste du romancier pour qui la vie persisterait à perpétuer à l’infini les mêmes errements, les mêmes mensonges, les mêmes dérisoires destins !
Augustin est également présent ― même si c’est en négatif ― dans les convictions philosophiques de Libero. Avant de partager avec son ami Matthieu (petit fils de Marcel, et « adepte », lui, de la philosophie de Leibniz), la gérance du bar de Marie-Angèle, ce fils d’émigrés sardes a consacré ses années d’étudiant à l’étude des textes de saint Augustin. Longtemps persuadé que la lecture de La Cité de Dieu ainsi que celle « des quatre sermons sur la chute de Rome » constituait « un acte de haute résistance », Libero en vient un jour à se mépriser lui-même de s’être ainsi laissé absorber par l’étude stérile de celui qui n’est plus pour lui « qu’un barbare inculte. » Dès lors, aspiré par les spirales de sa propre pensée, Libero s’enfièvre. Il se lance dans une diatribe contre celui « qui se réjouissait de la fin de l’Empire parce qu’elle marquait l’avènement du monde des médiocres et des esclaves triomphants dont il faisait partie, ses sermons suintaient d’une délectation revancharde et perverse, le monde ancien des dieux et des poètes disparaissait sous ses yeux, submergé par le christianisme avec sa cohorte répugnante d’ascètes et de martyrs, et Augustin dissimulait sa jubilation sous des accents hypocrites de sagesse et de compassion, comme il est de mise avec les curés. »
Quant à Marcel, à l’époque où il est envoyé à Casablanca où il occupera un poste d’officier d’intendance, ses pensées ensommeillées l’entraînent dans une succession de rêves déçus :
« … et à Bône, de la cathédrale qui avait recueilli la prédication d’Augustin et son dernier souffle recouvert par les clameurs des Vandales, il ne restait qu’un terrain vague, recouvert d’herbes jaunes et battu par le vent. »
Bien des années plus tard, il est donné à Aurélie, sa petite fille, de faire le même constat. Après une année de fouilles sur le site d’Annaba, force lui est de constater que la cathédrale d’Augustin est elle aussi introuvable. Il ne reste de ses marbres qu’un champ de ruines. Mais la foi d’Aurélie est intacte et « le marbre de l’abside où l’évêque d’Hippone, entouré de clercs en prière, avait agonisé brillerait à nouveau sous les rayons du soleil ».
Ph., G.AdC
De même que le roman est parcouru de signes avant-coureurs de désastres, il l’est aussi de signes de lumière. Toute la lumière du monde de Jérôme Ferrari semble s’être incarnée dans le personnage féminin d’Aurélie. Une lumière diffuse, difficile à cerner, coule entre les chapitres et unit en une singulière image trinitaire Marcel/Aurélie/Augustin. Intimement liés, les trois personnages apparaissent à trois moments clés du récit.
Au moment de mourir, Marcel tient dans sa main la main d’Aurélie. « Il n’a pas peur. Il sait qu’elle est là, guettant pour lui la calme arrivée de la mort, et il se laisse aller contre son oreiller. » Dans cet apaisement que lui procure la présence bienfaisante de sa petite fille, l’esprit de Marcel est porté par le flux de souvenirs et de pensées confuses qui mêlent passé et présent. Les images obsessionnelles de toute une vie reviennent à l’identique, avec la même progression :
« Nous ne savons pas, en vérité, ce que sont les mondes. Mais nous pouvons guetter les signes de leur fin. Le déclenchement d’un obturateur dans la lumière de l’été, la main fine d’une jeune femme fatiguée, posée sur celle de son grand-père, ou la voile carrée d’un navire qui entre dans le port d’Hippone, portant avec lui, depuis l’Italie, la nouvelle inconcevable que Rome est tombée. »
Et au début du roman, par anticipation peut-être de ce que sera sa fin :
« Peut-être pouvons-nous reconnaître les signes presque imperceptibles qui annoncent qu’un monde vient de disparaître, non pas le sifflement des obus par-dessus les plaines éventrées du Nord, mais le déclenchement d’un obturateur, qui trouble à peine la lumière vibrante de l’été, la main fine et abîmée d’une jeune femme qui referme tout doucement, au milieu de la nuit, une porte sur ce qui n’aurait pas dû être sa vie, ou la voile carrée d’un navire croisant sur les eaux bleues de la Méditerranée, au large d’Hippone, portant depuis Rome la nouvelle inconcevable que les hommes existent encore, mais que leur monde n’est plus. »
À la mort de Marcel succède, quelques pages plus loin, celle d’Augustin. Au moment « de se tourner vers le Seigneur », dans l’enroulement de ses pensées et de ses souvenirs, Augustin passe lui aussi en revue les événements dont il a été le témoin et dont il entrevoit les enchaînements futurs. Au milieu des doutes qui l’assaillent et de la conviction qu’aux ténèbres succèdent les ténèbres, une seule image survient, consolatrice et humaine :
« il revoit seulement l’étrange sourire mouillé de larmes que lui avait jadis offert la candeur d’une jeune femme inconnue, pour porter devant lui témoignage de la fin, en même temps que des origines, car c’est un seul et même témoignage. »
C’est sans doute dans le personnage d’Aurélie que se joue la rédemption des êtres qui l’entourent. Sa générosité et sa fraîcheur la distinguent de la gent féminine équivoque du bar du village. Son lien privilégié avec son grand-père Marcel, sa fidélité à saint Augustin, l’enthousiasme qu’elle manifeste dans le travail qui est le sien, la calme ténacité qu’elle oppose aux obstacles qui se présentent à elle, allègent l’univers du roman de Jérôme Ferrari. Seule parmi tous les protagonistes du récit, Aurélie irradie de sa lumière la noirceur qui baigne Le Sermon sur la chute de Rome. Son sourire énigmatique, sa main fine posée sur celle du mourant ― actes minuscules de présence à l’autre ― sont autant de signes susceptibles de racheter le monde. Sans doute suffit-il d’un seul être pour que tous les autres soient sauvés du néant.
Ph., G.AdC
Quant à « l’âme de la Corse », elle se trouve tout entière lovée dans cette page où violence et beauté se côtoient dans un contraste saisissant. Elle passe par le déroulé de la rêverie de Matthieu, pourtant occupé avec ses compagnons « à se gaver de couilles de porc grillées au feu de bois... ». Le regard du jeune homme s’accroche aux nuages qui filent vers la montagne, glisse vers la « chapelle consacrée à la Vierge », depuis longtemps désertée, livrée à la solitude et aux vents. Il ne reste de ce modeste édifice que des vestiges enfouis sous la rocaille et les chardons. De là, bercé par le ronronnement des voix de Sauveur et de Virgile, la pensée de Matthieu s’égare dans les méandres de la langue corse dont le mystère épouse celui des « grondements du fleuve dont on entendait couler les flots invisibles tout au fond du précipice encaissé qui déchirait la montagne... » ; langue « dont il savait qu’elle était la sienne » même s’il ne la comprenait pas et qui a tracé en lui le sillon d’une « plaie profonde » pareille à celle qui déchire la montagne. Tiré de sa rêverie par Virgile qui extirpe de la pièce où sèchent les fromages une vieille malle remplie de trésors de guerre, Matthieu découvre tout un pan de l’histoire qu’il n’a pas vécue. Défilent alors les fameux pistolets Sten parachutés dans le maquis, la terreur des Italiens, les moteurs des avions, les hauts faits de Ribbeddu, « héros redoutable » de l’Alta Rocca. Après quoi, Virgile s’empare d’un fusil et, assis côte à côte sur un gros rocher en surplomb du ravin, chacun à son tour tire « sur le versant opposé de la montagne », perdu dans la poursuite de l’écho des coups de feu en partie absorbés par la brume. Malgré le froid qui le saisit, malgré la meurtrissure qu’il ressent à l’épaule, le bonheur de Matthieu est « parfait ».
Ph., G.AdC
Par-delà tous les clichés possibles, ces deux pages magnifiques, si justes de ton, suffisent à combler mon bonheur de lectrice.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
JERÔME FERRARI
Image, G.AdC
■ Jérôme Ferrari
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→ Où j’ai laissé mon âme (note de lecture d’AP)
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