Max | L'engoulevent de mon tonton

Publié le 26 septembre 2012 par Aragon

Il a réfléchi longtemps avant de cracher le morceau. Comment pouvait s'appeler cet oiseau qu'il voyait le soir quand il amenait les vaches dans la forêt ? Il faisait un drôle de bruit, dans les ronronronrourourou, comme un ronronnement. Chant et vol impressionnant à la poursuite des papillons de nuit, des mouches pas encore endormies, des bebites ailées qui peuplaient la lande, les bruyères, les fougères, les forêts de pins d'alors...

Il m'a montré ensuite le chasselas, vermeil, lourd sur la treille, magnifique ! Il était en train de sasser le maïs que ses poules attendaient dans l'enclos en le regardant du coin de l'oeil. Son chat n'attendait rien lui, il s'installait par instant sur les genoux de tonton pour faire le malin, pour faire semblant de dormir. Trop heureux ici le greffier !

Puis nous avons parlé basket, il n'y va plus. Pendant des lustres il a supporté l'équipe de Monségur (40) du temps où jouait l'incroyable Olivier Léglise qui, s'il avait été coaché, s'il avait voulu surtout quitter l'exploitation agricole familiale, ses vaches et ses champs, aurait pu être un autre Tony Parker. Sérieux, de l'avis des pros du basket, des mecs comme TP il y en a un tous les dix ans, des, comme Olivier Léglise il y a en a un par siècle et encore... Tonton aimait Olivier Léglise, le basket, Monségur, il avait aussi joué, été arbitre pendant des années. La chorale aussi, à donf, une belle voix de ténor, moins belle que celle de mon père me disait-il tout à l'heure. Son père qui chantait dans les auberges, dans les noces où il était invité, sous les coups de balais de mémé quand il rentrait bourré à la maison. Pouvait pas courir, mutilé de la grande guerre, invalide à 100 %, mon pépé.

Mon oncle a quatre-vingt-cinq balais. Il était triste ces temps-ci. Il a pas eu de femme, pas d'enfants. Il nous a mon frère, ma soeur et moi. On l'aime. Moi particulièrement si j'ose écrire : il m'a élevé. C'est ici, dans sa ferme que j'ai grandi, que j'ai appris l'essentiel de ma vie. La vie l'emmène en terre incertaine de grande vieillesse. Il est pas con, il sait. Le basket ? Il peut plus y aller. La chorale ? Plus de voix. Bouquiner, aller à la bibli ? Plus envie. Le jardin ? Trop grand, trop vaste pour mes mains, me dit-il. Le parti ? Il a passé la main aussi. Il a eu des tas d'opérations. Des mètres de cicatrices sur tout le corps. Du triple pontage en passant par un gravissime accident de travail, plein de pépins. Mais il est en forme tonton, simplement le moral qui va pas trop. Alors je vais le voir.

Je le force à me parler, à me regarder. Et au bout d'un moment je le vois sourire, il me parle, il part, il décolle. C'est toujours intéressant ce qu'il dit avec ses mots toujours précis, doux et forts. J'étais venu cette après-midi pour lui demander de me faire un cadeau. Lui demander de venir me voir jouer au théâtre quand on sera en représentation à Pomarez le samedi 12 janvier 2013. J'en reviens pas, il m'a pas dit non ! Il m'a pas dit oui non plus, mais il m'a pas dit non. Je suis sûr qu'il va venir, c'est à côté, ma frangine qui viendra pour l'occase exprès de Bordeaux, va le véhiculer, je lui ai dit.

J'ai aimé alors son regard, si beau, si bleu. Puis, c'est vrai qu'il était content, il venait juste de remettre un nom sur le piaf qu'il cherchait au début. Ce piaf qui survole les bruyères et les genêts le soir en un incroyable vol ressemblant plus à de la voltige aérienne qu'à autre chose. Cet oiseau couleur feuille morte qui ronronne en chantant. Cet oiseau qui a sûrement un des plus beaux noms d'oiseau qu'il soit. Cet oiseau me disait mon tonton, grand spécialiste des oiseaux d'Europe, qui les connait tous après sa vie passée de paysan "éclairé", que personne ne voit, qui est invisible au sol lorsqu'il est posé. Cet incroyable oiseau qu'il a été un des rares à fréquenter sa vie durant... Dans un presque cri joyeux tonton m'a dit :  "Engoulevent"