Intense.
Oui, si je devais utiliser un mot unique pour commenter le roman de Marie-Christine Bernard « Autoportrait au révolver », intense est ce qui exprime le mieux la sensation éprouvée avec la lecture, sans interruption, des 217 pages que cette diablesse a tissées comme une dentellière.Mais là où Marie Christine Bernard excelle, c’est dans la sobriété, le non-dit qui contraint le lecteur à combler le silence avec ses propres émotions, avec la douleur de ses cicatrices, avec les souvenirs secrets des blessures de tous ses âges accumulés.
Lorsque j’ai refermé le livre, je suis resté pensive. Muette. Troublée.
J’avais la sensation très physique de me retrouver au seuil d’une porte ouverte, debout dans le cadre de cette porte comme le témoin silencieux surprenant une scène à laquelle il ne devait pas assister. Voyeur consentant d’une mise en scène complexe, mais, oh! combien!, humaine.
Le roman est une galerie de personnages atypiques dont les chemins se croisent en raison d’un même lieu fréquenté. Lieu de travail pour Angélique, Keith et Joseph. Lieu de résidence pour Ringo. Lieu de passage obligé pour Jude. Lieu de fin de vie pour les occupants de ce centre d’hébergement pour personnes en perte d’autonomie.
«Ce qui est arrivé avant vous, même lorsque vous l’ignorez, vous définit. Ce que vous êtes ou n’êtes pas, ce que vous faites ou ne faites pas. { … } Vous n’avez de lien avec le passé que ces voix dans votre tête. » (page 29)
L’intrigue se développe au présent. Mais ce présent se conjugue en plusieurs temps passés. L’auteur exige de son lecteur une attention soutenue si l’on ne veut pas perdre le fil de cet enchevêtrement des événements anciens dont les jeunes héros sont l’aboutissement : Jude, dont la folie se transcende en couleurs sur la toile blanche au son de la musique et qui perçoit, au-delà des apparences, la lumière d’une âme et la tendresse de son cœur; Angélique, antithèse de sa tyrannique mère, mannequin éblouissante, qui porte plus lourdement le poids du rejet que celui de son corps, facile proie pour prédateur aux aguets.
La toile se tisse selon le chevauchement des souvenirs. Ceux de Ringo, grand-père de Jude, à jamais égaré depuis qu’il a perdu sa bien-aimée June, délaissant lui-même sa fille Nathalie aux mains perverses d’un père substitut, laquelle abandonnera son enfant de 8 ans après lui avoir appris à entendre le chant de dieu dans le bruissement des feuilles.
« Il entend. Il entend le chant grave et lent de l’arbre, et le cœur de sa mère, et la lumière aussi. La lumière rit doucement, la lumière fredonne la mélodie du violoncelle, elle imite le frottement des feuilles sous le vent en lui chatouillant le nez. Il entend tout ça. Il entend l’âme du monde. » (page 13)
Un monde qui se colorera de rouge dans la violence d’un suicide sanglant, fatale conséquence de l’absence d’une mère partie et d’un père muet :« Nathalie aura contemplé le silence de son père et décidé de ne pas traverser le mur et d’en ériger un elle aussi. Elle l’aura construit bien solide, impénétrable. Insoutenable. Sous le poids des pierres secrètes, elle finira par éclater. Comme une pomme-grenade, avec des éclaboussures rouges partout. » (page 37)
Pendant qu’Angélique se débat entre son désir inextinguible du désir et le jeu malsain que lui impose Keith, Jude brosse la toile ultime où il se voit racheter la souffrance de ces vies croisées en faisant sienne la croix du rachat de tous les péchés, sur laquelle : « un homme cloué dans son absolue souffrance et rien autour. Rien. Que la noirceur infinie de la douleur du monde. » Avec, cependant, un élément incongru, créant le lien entre la scène peinte de la Passion et la folie du peintre cherchant une possible solution pour que s’arrête le mal ressenti, le sien comme celui d’Angélique.
Bellement écrit, ce roman se lit comme un long poème. Un récit. Une confidence. L’œil absorbe les mots comme on regarde une pièce de théâtre, un film, où des personnages de talent interprètent le drame d’une humanité blessée à qui l’espoir ne fera jamais défaut.
C’est fort. C’est beau. C’est trop court. On voudrait côtoyer plus longtemps Jude, Angélique et Joseph l’Indien plein de sagesse. Mais l’auteure a choisi de nous les livrer sans bavardage, allant à l’essentiel, sachant qu’une fois le livre clos, ils vont continuer de grandir dans le tumulte de nos pensées qu’elle a si habillement bousculées.