Magazine Nouvelles

Self-portrait talking to Vince, 1975-1978_Francesca

Publié le 27 septembre 2012 par Ctrltab

Self-portrait talking to Vince, 1975-1978_Francesca

Parfois on ne peut pas parler. On ne peut pas raconter. Les mots ne sont pas assez ou sont de trop. Et puis, à quoi bon, quand n’importe quel roman se résume à une phrase. L’histoire d’Anna Karénine ? Un adultère raté. Mme Bovary ? Idem mais dans un décor différent. Moi, j’évite soigneusement les mots. Je ne saute pas sur ces mines. Elles vous explosent au visage, toujours prêtes à vous pulvériser un bras, une jambe, la cervelle. Je pense en images. Car elles contiennent des arrières et des contre-champs, des zones d’ombres et des mystères. Dans une photo, il y a celui qui prend et celui qui est pris. J’ai seize ans et je suis engloutie. J’en mangerais des rideaux. La bouche ouverte.

Ce que j’ai trouvé étonnant la première fois que je suis allée dans sa maison, c’était que tout était moche, négligé et vieux. Ca sentait la clope froide et les poils de chats. Des moutons couraient sur les tapis et le plancher. Ce lieu était devenu le parc d’attractions des araignées et autres petites bêtes. En soi, cet environnement délabré ne me choquait pas. Ce qui me blessait, c’était la totale indifférence de mère dans cette caverne. Chez nous, elle traquait la moindre poussière. Il n’était pas rare d’entendre à quatre heures du matin le ronronnement de l’aspirateur chassant aussi bien la moindre miette que les insomnies maternelles. Chez Steve, la maniaque que je connaissais, que j’appelais couramment Maman, s’en foutait royalement. Ici, elle était la reine d’un taudis et elle était heureuse. Ce qu’elle n’était sûrement pas dans nos murs, donc.

Maman a pris l’habitude de m’emmener avec elle tous les vendredis soirs chez Steve. Nos garçons, je veux dire Papa et Vince, avaient leur soirée, leur rituel entre hommes : ils allaient au match de basket. Quant à Mamie, on l’abandonnait tous avec soulagement. Vince avait été le premier à trouver le prétexte. Nous lui en fûmes tous gré : « Mamie a aussi besoin de son intimité ! » Personne n’y avait trouvé à redire et aucun d’autre nous ne lui avait riposté que d’intimité, elle en avait bien assez quand elle passait toute la journée de huit heures du matin à dix-huit heures du soir, enfermée dans la maison. Nous étions censées, ma mère et moi, nous rendre à des réunions petit Tupperwarre chez Tiffany. Papa s’occupait de la virilité de son garçon, Maman de la féminité de sa fille. Quoi de plus normal ? En quatre ans, la maison a été pleine à craquer de ces récipients destinés à conserver les restes des plats. Petits cercueils en plastique des amours dont on ne veut plus mais qu’on conserve, malgré tout, au frais. On ne sait jamais. Par mesure d’économie. Parce que ce n’est pas beau de jeter. Parce qu’on est lâche. Aucun soupçon n’a jamais été levé. Les moutons sont bien gardés, les souris dansent et les chats sont gris. J’ai tendance à confondre toutes les expressions, les mots me trahissent, mes lapsus me confondent. Je ne sais pas parler.

Chose étrange. Il n’était pas rare que maman et moi restions dormir chez Steve. Les réunions Tupperwarre devaient se conjuguer avec le concept de pyjama party, j’imagine. Tout cela était très naturel. La lecture rétrospective de ce passé m’interroge. Pourquoi avait-elle besoin que je l’accompagne chez son amant ? Plus que de la perversion, elle avait besoin d’être rassurée je crois, et entourée par sa propre fille. Steve m’était devenu familier, Steve m’était connu, Steve faisait en quelque sorte partie des meubles. Ou le serait un jour, peut-être. Car une porte y était entrouverte, il y avait glissé un pied dedans. Cette porte, c’était moi. Je protégeais ma mère et son lourd secret.

Je n’ai pas tardé à découvrir qu’en plus d’être bibliothécaire, Steve était aussi photographe. Il avait une chambre noire dans la cave. Je me rappelle encore de la première fois où j’y ai pénétré.

- Je peux y aller, Maman ?

- Mais, oui, vas-y, ma chérie. Je fais la vaisselle pendant ce temps.

Steve a ouvert une trappe, on est descendus ensemble. « Tiens-moi la main, Francesca, l’escalier est peu sûr. » Quelques marches plus tard, mes yeux se sont écarquillés. Cela avait toute l’apparence d’une lingerie, un truc de bonne femme : des fils traversaient la pièce, des baquets gisaient sur une table, des odeurs chimiques trop fortes attaquaient le nez mais à la place des torchons et des draps, c’étaient des photos qui pendaient. Des images en noir et blanc. Des bouts de réels. Des bouts de lumière. Après avoir fait le noir complet, Steve a allumé une ampoule spéciale. Il m’a expliqué rapidement toute l’affaire. Les mots s’enregistraient en moi. C’étaient des mots amis, des mots qui, je le devinais déjà, me sauveraient et me révèleraient. Il y avait donc les négatifs, puis le bac révélateur, le bac fixateur, l’agrandisseur et bien sûr du papier photo mate ou brillant.

- Ici, tout est question d’intuition et de patience. C’est un vrai bonheur de rester enfermé des heures et des heures dans cette chambre. Dans ce blockhaus, à l’écart du monde. Pour moi, c’est un véritable anti-dépresseur. Dans le calme le plus complet, au rythme de ton âme, une musique se joue entre tes mains et tes mirettes. Tu vois des visages apparaître et puis des paysages. Il faut savoir doser pour capter la justesse du réel.

- Tu m’apprendras ?

Il a été surpris de ma question. Il a hésité. Peut-être a–t-il vu son calme à jamais perturbé, peut-être voyait-il ce qu’il ne manquerait pas d’arriver. Je voulais savoir, peu m’importait le prix à payer.

- Tu es sûr, Francesca ? Je ne sais pas si c’est une très bonne idée et si ta mère appréciera.

- Pourquoi ? Je t’ai suivi sans hésiter dans l’escalier.

Il a dit oui. Nous sommes remontés. Maman m’a demandé si j’avais aimé. J’avais treize ans et demi, je me suis exclamée : « oh oui, c’est génial ! Steve m’a promis de m’initier. Je vais devenir photographe ! » Maman n’a rien dit, elle a pris Steve dans ses bras, lui a murmuré quelque chose à l’oreille et l’a embrassé dans le cou. Elle avait l’air amoureuse.

- C’est bien, Francesca, maintenant tu vas te coucher, c’est l’heure.

- On ne rentre pas à la maison ?

- Non, on reste ici.

Le vendredi suivant, le rituel s’est mis en place. Steve m’avait donné un de ses appareils photos et je n’ai pas tardé à faire de rapides progrès. Nous descendions à la cave pendant que ma mère faisait la vaisselle. Elle en profitait pour récurer la maison de Steve. Sa personnalité de maniaque commençait à réapparaître aussi dans cette maison. J’ai vite maîtrisé la technique. Steve et moi, nous nous sommes naturellement rapprochés par la promiscuité du travail. Nos mains se frôlaient dans les bacs. Je sentais son grand corps derrière moi. Je reconnaissais maintenant son odeur les yeux fermés. Ce n’était pas désagréable. Nous étions dans la cachette de la cachette. Je me sentais encore plus plongée dans les abysses du secret. Au bout de six mois, les vingt minutes hebdomadaires ne me suffisaient plus. Alors, je me suis rendue seule un mercredi après-midi chez Steve. Je savais qu’il ne travaillait pas ce jour-là. J’ai sonné à sa porte, il n’a pas été surpris de me trouver. Juste gêné. On est descendu développer ma dernière pellicule. J’embaumais légèrement ce jour-là. J’avais piqué en douce le parfum de Maman. Ses notes rosées ressortaient davantage sur ma peau de mes quatorze ans et se mêlaient aux odeurs chimiques. Odeurs de cadavre. Steve s’est penché vers moi alors que j’avais les mains dans le bac.

- Tu t’es parfumée, Francesca. Pourquoi ?

- Comme ça.

- Ah oui, comme ça ?

Il m’a allongé contre le sol froid. Des larmes ont coulé sur mon visage. Il les a léchées. « N’aie pas peur Francesca, je ne te ferai pas mal. Je serai tendre.  » Je n’avais pas peur. J’étais juste effrayée de l’évidence de tout cela. Effrayée de ma propre volonté qui m’avait amenée là, dans la chambre noire avec Steve, dans la nuit, ma nuit. Il a accéléré. Je pleurais mais il n’était pas question qu’il ne remarquât quoique ce soit. Le sol me râpait le dos, mes os se blessaient à chacun de ses à-coups. Une douleur partant du plus profond de mon être, au milieu de mon corps, se répandait en moi des pieds jusqu’à la tête. Brutale. Goût de métal de froid dans la bouche. Il a fini par s’effondrer sur moi. Il m’a demandé si c’était bon. Je ne lui ai trouvé qu’à lui répondre : «  comme quand tu te lèches ton propre sang… » Il s’est tu. C’est alors que j’ai vu les ombres dansantes de la nuit réapparaître devant moi. Elles étaient revenues ! Et dans mon corps disloqué, mon sexe ravagé, j’étais quand même heureuse parce qu’elles étaient là. Pour me protéger. Steve m’a demandé si je reviendrai la semaine prochaine. Pour ça. J’ai dit oui, bien sûr. Surtout ne dis rien à ma mère. Et j’ai encore dit : oui, bien sûr. Je t’initierai, tu verras. Oui, bien sûr.


Retour à La Une de Logo Paperblog

Dossier Paperblog

Magazines