Avec plusieurs centaines de bus qui passent chaque jour, les voitures et les collégiens en transit vers le métro, mes fenêtres ont fini par s’insensibiliser aux bruits de la rue. Mais ce matin, une voix couvre tous les autres sons. C’est une voix d’homme, comme une engueulade dans la rue sauf qu’il n’y a qu’une voix. J’entends : « Tu vas te calmer ! » sur ce ton exaspéré qui jamais ne calme rien.
Badaud, j’ouvre la fenêtre. Sur le trottoir d’en face, l’homme est seul, téléphone à l’oreille. La quarantaine sèche et dégarnie, blouson et pantalon de costume, je parie sur un salarié du dépôt de bus, rue Belliard. Il s’y dirige tout droit.
- TU VAS TE CALMER, JE TE DIS !
La démarche est raide et rapide, la tête projetée en avant à chaque pas. Si quelqu’un se trouvait sur son chemin il ne dévierait pas de sa trajectoire. Mais qui voudrait se trouver sur son chemin ? Un peu plus loin, deux salariées en pause clope changent de trottoir.
- C’EST TOI LA PUTE. T’ES UNE PUTE PARCE QUE T'ES UNE FEMME. T’ES UNE SALOPE !
Il raccroche et accélère encore le pas, fulminant, puis tourne dans la rue Belliard.
Une pensée pour la femme, un soupir pour ses collègues et je referme la fenêtre.
Quelques minutes plus tard, la voix de l’homme perce à nouveau les vitres. Cette fois il remonte vers le boulevard, toujours au téléphone.
- JE REPRENDS LE TRAVAIL MARDI.
Le ton a légèrement changé, pas le niveau de décibels. La rue entière s'est de nouveau arrêtée, tout le monde se demande s'il parle à la femme de tout à l'heure.
- MARDI, JE TE DIS.
A nouveau une pause, puis il reprend plus fort (c’était donc possible), en martelant chaque syllabe :
- JE REPRENDS LE TRAVAIL MARDI, MAMAN.
... et bonne fête.