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I’m only making plans for Nigel_Fred

Publié le 28 septembre 2012 par Ctrltab

I’m only making plans for Nigel_Fred

10-11 ans

- Fred, tes parents sont bien croque-morts ? On pourra y aller une fois, s’il te plait ?

- Arrête Francesca, je n’aime pas parler de ça.

- Non, mais je veux dire, toi, tu vois bien la différence entre un mort et un vivant ?

- Evidemment, comme tout le monde !

-  Pas moi.

-  Ne fais pas l’idiote, Francesca. Tu distingues bien une chose en vie et une chose qui ne l’est pas, ou plus. T’as passé l’âge de triturer les petites bêtes.

- Un être en vie, tu voulais dire. Une chose en soi existe mais n’est pas.

- Ne joue pas ta philosophe à deux balles.

- Depuis que ma grand-mère vit chez nous, je ne sais plus. S’il te plait, laisse-moi venir avec toi. Pour vérifier.

- Pour quoi ?

- Pour vérifier.

Je ne pourrais pas plus lui tirer les vers du nez. Francesca avait froncé les sourcils et pris son visage buté. Elle avait changé sa tête et accroché celle dont on ne pouvait rien retirer. (A cette époque, elle avait déjà commencé son délire sur les têtes interchangeables.) J’avais suffisamment honte du métier de mes parents, pire même de mes grands-parents, pour l’inviter. Le sang de la mort coulait dans nos veines de génération en génération. Nous étions ses émissaires désignés, discrets et respectueux, complices et familiers. J’aurais encore préféré que mes vieux tiennent encore un fast-food graisseux. Le soir, le baiser de maman aurait certes eu le goût de la frite mais cette odeur me paraissait mille fois plus enivrante et désirable que le goût de la naphtaline. Quand je marchais avec mon père dans le centre commercial, les gens nous évitaient, au mieux nous saluaient de loin et changeaient aussitôt de direction. Nous leur rappelions généralement de mauvais souvenirs, soit passés (le funéraille d’un proche, d’un être aimé), soit futurs (leur propre décès à venir). A l’école, les enfants m’embêtaient souvent. « Fils de macchabée », « tête de mort », « vers de terre » était mon lot quotidien et habituel d’insultes. Il est vrai que j’avais la peau pâle, les cheveux très foncés et les lèvres écarlates, ce qui n’arrangeait rien à l’affaire. J’avais la gueule de l’emploi.

« C’est vrai, tu ressembles à un petit vampire des Carapattes et c’est ce que j’aime chez toi ! », me disait Francesca, après avoir foutu une bonne dérouillée à mes détracteurs, sur notre chemin de retour.

- Il faut que tu te défendes, Fred. Quand je ne suis pas là aussi. Dans ton école. Ne deviens pas leur tête de turc.

- Ce n’est des Carappates mais des Carpates, d’abord.

- Oh, tu as compris. Cela revient au même, mon petit carat à pattes préféré !

Chez nous, tout était un peu gris. Le salon funéraire était situé au rez-de-chaussée, nous habitions les deux étages au-dessus. Même en dehors des heures de travail, mon père n’arrivait à se défaire de sa face solennelle et compatissante adoptée pour la réception des familles. C’était un homme secret qui portait des lunettes rondes. Si ses traits témoignaient d’une certaine sensualité, nez camus et lèvres épaisses, celle-ci s’était évaporée dans un air toujours absent. Mon père travaillait et puis jouait aux échecs. Il aurait pu facilement jouer dans un film de Bergman, ses origines norvégiennes sans doute. Il avait depuis longtemps délégué toutes les tâches ménagères à ma mère qui ne voyait rien à redire, au contraire. Elle était contente de rendre service. Dévouée à cet homme qui avait bien voulu l’épouser, elle, la vieille fille, en dépit de sa bosse et de son visage qu’elle estimait affreux. Un mariage arrangé, bien sûr (entre deux êtres dont plus personne ne voulait). Maman arborait en permanence un sourire triste mais ne se plaignait jamais. Après tout, n’avait-elle pas réussi à mettre au monde deux enfants magnifiques à quarante ans passés ? Un vrai miracle. En plus, d’être des enfants de fossoyeurs, ma sœur et moi étions donc des enfants de vieux. Si ma sœur avait réussi à s’imposer dans la cour de récré par sa beauté et son verbe, moi, j’avais peu d’amis. A part Francesca, qui était venue vers moi. Qui m’avait déniché derrière mes toiles d’araignée, mon mutisme renfrogné et ma solitude.

- Bon, puisque tu ne veux pas, c’est toi qui viens chez moi. Les autres ne seront sûrement pas rentrés, ça tombe bien. Tu vas pouvoir me poser ton diagnostic.

Je l’ai suivie. Nous nous rendions rarement chez l’un ou l’autre, nous avions élu domicile dans la forêt. Tout simplement, je crois, parce que nos parents respectifs voyaient notre relation d’un mauvais œil. Et puis, surtout, chez moi, il y avait toujours un cadavre au rez-de-chaussée qui attendait sa mise en bière. Un cortège de personnes défilait selon la popularité du gisant. Mon père m’avait déjà expliqué, d’un ton professionnel, que nous n’étions pas les bienvenus.

Francesca marchait vite, je roulais à ses côtés. A hauteur de sa maison, j’ai posé mon vélo derrière la rambarde. Francesca m’attendait, sur le seuil, impatiente. « Alors, tu viens ? Tu te dépêches ? » J’ai gravi les quatre marches et nous avons pénétré ensemble dans un vestibule puis une grande pièce ovale, de toute évidence, le salon. La lumière était filtrée par de lourds rideaux épais, rehaussés de stores. La pièce semblait immanquablement figée à l’heure entre chien et loup. Ce qui m’a d’abord surpris, bizarrement, c’était la concomitance des différentes échelles. Comme si un géant vivait ici avec des nains. Il y avait une minuscule chaise, destinée pour un enfant de deux ans, une immense armoire, une table minuscule mais très haute, un large petit bureau presque au ras du sol… Chaque meuble semblait dans sa propre dimension, vivant en dehors et à côté des autres.

- Alors, qu’est-ce que tu vois ?

- La maison d’Alice au pays des merveilles ?

- Non, ça, ce n’est pas important. C’est la lubie de mon père, il est brocanteur. Non, regarde plus attentivement, qu’est-ce que tu vois ?

- On ne pourrait pas mettre plus de lumière ?

- Non, impossible, c’est dangereux.

J’étais habitué aux phrases mystérieuses de Francesca, je n’ai pas relevé son étrange assertion. Au contraire, j’ai obéi et j’ai écarquillé mes mirettes. C’est alors que je l’ai vue. Au fond de la pièce, il y avait un rocking-chair sur lequel avait été posé négligemment un portemanteau. La chaise oscillait imperceptiblement. C’est alors que j’ai compris qu’il ne s’agissait pas d’un portemanteau mais d’une personne… Je l’ai désignée en douce à Francesca :

- Là ?

- Oui, je te présente ma grand-mère. Inutile de lui parler, elle est sourde. Muette, non, mais ça ne lui chante presque jamais de parler. Approche-toi d’elle.

- Tu es sûr ?

Je n’eus pas le choix puisque Francesca me poussa. J’avançais au près de la vieille dame. Au fur et à mesure que je m’approchais d’elle, je comprenais ma confusion initiale. Sa chair, dans le peu de clarté, apparaissait telle une écorce sculptée d’un totem d’indien. Les bras s’étaient assimilés aux accoudoirs. Le semblant de robe qu’elle portait se confondait avec une étoffe posée là, pour cacher la laideur d’un fauteuil défraîchi. Je distinguais désormais son visage fripé. Une tête réduite, aux multiples plis, les yeux noyés derrière d’épais sourcils. L’ensemble n’avait rien d’humain mais ressemblait davantage à un arbuste noueux et sec.

- Touche.

- Non, j’ai peur.

- Attends, t’es fils de corbillard, non ? T’en as vu d’autres ! Touche sa main.

- Tu es méchante.

- Non, c’est toi qui l’es. Aide-moi. Je veux savoir. Touche sa main.

Je me suis avancé, prêt à me faire dévorer par la sorcière. J’ai frôlé le dos de sa main. J’aurais voulu hurler. Mais je ne pouvais pas devant Francesca.

- Alors ?

- C’est froid. Je touche une pierre.

- Alors, tu peux me dire. C’est quoi, ça ? La vie ? La mort ? Tu peux m’expliquer ?

La chose s’est mise à grogner, un croassement de caverne. J’étais glacé de sueur. C’était pire que de regarder la mort en face. J’ai balbutié.

- On peut sortir ? Je crois que je vais avoir une crise d’asthme.

Cette fois-ci, Francesca m’a pris la main, la sienne était chaude et moite. Charnue. On s’est précipité dehors, dans le jardin. Je respirais fortement, j’étouffais. J’inspirais avec violence l’air que je ne parvenais pas à expirer. Francesca a gardé son sang froid et m’a assis sur la première marche du paillasson.

- Ca va aller, Fred, respire ! Prends la vie doucement. Ton inhalateur, tu l’as avec toi ?

Je n’arrivais plus à parler, je lui ai désigné mon sac resté suspendu à mon vélo. Elle s’en est emparé, me l’a donné et j’ai pris plusieurs doses avant de parvenir à me calmer. Le soleil se couchait. Francesca s’est assise à mes côtés, a passé son bras au-dessus de moi et a posé sa tête sur mon épaule. Je sentais son corps chaud et légèrement transpirant, son odeur de vanille que j’aimais. Mon cœur s’est apaisé. On est resté ainsi, un petit moment, sans rien dire. Puis Francesca a commencé à siffloter une mélodie, arrangée à sa sauce, pour me consoler : « I’m only making plans for Fred, I only want what’s best for him, I’m only making plans for my Fred, Fred just needs this helping hand, And if young Fred says he’s happy, He must be happy, He must be happy in his world…

Je continuais à serrer sa main très fort. Doucement, elle a murmuré :

- Pardon, Fred, je n’aurais pas dû. Je ne voulais pas te faire de mal. Je voulais juste te la montrer pour que tu comprennes. Elle vit avec nous depuis presque toujours dans la maison. Elle mange, elle boit, elle va aux toilettes, elle vit donc. Parce qu’elle ne supporte pas la lumière, elle reste enfermée en permanence dans le salon tamisé. Mais tu peux me dire ce que c’est, ça ? Un fantôme ? Un zombie ? Un reste d’être humain à mettre dans un tupperware ?

Francesca me serrait la main encore plus fort. Avec rage.

- Le pire, c’est que je suis attachée à elle. Franchement, tu peux me dire ce que c’est, ça ?

J’avais retrouvé mon calme et j’ai eu envie, à mon tour, de réconforter Francesca et lui apporter ma maigre connaissance en ce domaine :

- Elle n’est pas morte en tout cas. Elle n’en a pas l’odeur. Elle sent la pisse, pas le froid ranci des trépassés.

Francesca a souri :

- Tu me fais rire, Fred. Il n’y a que toi pour me sortir des choses pareilles. Tu comprends maintenant, pourquoi j’ai toujours envie d’être toujours dehors !

- Qui s’en occupe ?

- Ma mère, principalement. Elle la déteste. Mais mon père ne lui en laisse pas le choix. Parfois, c’est moi. Quand elle a froid, je lui mets son manteau d’astrakan. J’ai toujours peur de casser ses os quand je la manipule. Tu sais en quoi est fait l’astrakan ?

- Non… ?

- De la fourrure d’agneau mort-né. Le manteau est beau, noueux et sombre, comme elle. Il est pour moi. Elle me l’a donné. Pour que je le porte après sa mort.

Une larme a coulé le long de la joue de la Francesca et là, c’est moi qui ai fredonné à mon tour la chanson : « « I’m only making plans for Frances, I only want what’s best for her, I’m only making plans for my Frances, Frances just needs this helping hand, And if young Frances says she’s happy, She must be happy, She must be happy in my world…

16-17 ans

Je ne l’ai pas revue depuis six mois. Je sais qu’elle viendra aujourd’hui chez nous. Nous sommes les seuls corbillards de la ville et aujourd’hui, c’est son fantôme de grand-mère qui gît dans notre salon. Je l’attends. J’ai demandé à mon père d’assurer la veille. Il a haussé un sourcil derrière ses lunettes écailles mais m’a juste dit : « si tu insistes. Je ne suis pas sûr que cela soit une bonne idée. Je croyais que tu ne voyais plus cette fille. »

Elle est arrivée, encore plus belle que dans mon souvenir. Les traits tirés mais la chair vibrante. Pour moi, Francesca a toujours un corps fortement magnétique. Elle portait le manteau d’astrakan de la morte et des bottes de chasse. Guerrière haineuse. Elle s’est penchée sur sa grand-mère, a pris ses deux mains et est restée un moment immobile. Comme si une sève passait entre elles par ce seul contact. La pièce embaumait le lys blanc. Elle s’est relevée, ses yeux étaient froids, vitreux. Elle m’a vue, s’est dirigée vers moi sans aucune hésitation. Nous sommes restés figés, l’un face à l’autre. Elle a pris la parole. Sa voix avait changé, plus grave, légèrement brisée :

- Les fleurs, c’est pour cacher l’odeur ?

J’ai acquiescé de la tête.

- Ca ne te donne pas des crises d’asthme ?

- J’ai l’habitude. Maintenant.

J’aurais voulu la retenir, la prendre dans mes bras, lui chanter notre chanson d’autrefois, lui demander des nouvelles de notre maison, de ses nouvelles photos, lui ôter ce manteau de mort trop lourd pour elle, la déshabiller et la saisir, ici et loin d’ici, très loin d’ici. A la place, j’ai juste dit :

- Tes yeux ont changé de couleur, Francesca.

- C’est le chagrin. Et toi, ça va avec Caroline ?

- Oui.

- Tu l’embrasseras de ma part.

Elle a toujours su être cruelle. Un cœur de pierre, solide et minéral. Pur. Elle a murmuré comme pour elle-même. Ou étais-ce une confidence à l’ami que j’avais été ?

- Sa mort n’était pas naturelle.

Ses mots étranges m’ont rappelé la Francesca d’autrefois aux sentences énigmatiques. Des gens sont entrés. Je suis resté droit et engoncé dans mon rôle d’apprenti embaumeur. Nous nous fixions comme dans nos jeux d’antan où le premier qui rit a perdu. Mais personne n’a eu le courage de rire et tout le monde a perdu…Elle m’a enfin tourné le dos et s’en est retournée dans son obscurité sans même jeter un dernier regard ni à sa grand-mère ni à moi.


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