VIATIQUE
Le monde est mon lieu, dit le poème.
J’apprends devant l’étonnante architecture des montagnes
L’extrême opacité des choses.
Même l’émotion est devenue chose parmi les choses.
Quant à la hauteur ou la profondeur, elle est dans les mots
Plus profonde et plus haute que toute réalité.
Et moi, dit encore le poème,
Il n’y a nulle différence entre l’amour et la mort,
Entre une clé et un geste d’adieu,
Entre le don et l’apparence,
Entre la menace et l’acacia,
Entre un quartier de lune et le chuchotis des racines,
Entre une chaise de jardin et notre petite épiphanie quotidienne.
Et la rivière passe avec les mots, toujours autre et toujours la même.
Je demeure dit enfin le poème
Au plus fort du silence.
Chaque fois que le vide est franchi,
Quand le soleil en moi se lève
Ou que la terre s’assombrit,
Dans le souffle et la mesure,
Dans le sacre et l’accident.
C’est un étrange voyage que de vivre
Comme de boire jusqu’à la lie le verre
Et de s’en arracher comme d’une ombre
Laissant à l’horizon de soi pas même une forme vide
Sauf cette poussière de mots cette dentelle
Obscure qui a pour nom « souvenir ».
Rien ne ressemble plus à ma vie que le poème
Il connaît l’impossibilité d’être seul.
En lui d’un mot à l’autre grandit l’imprévisible
Mais aussi le chaos où les monstres sont tapis.
Ce qu’il cache et ce qu’il crie
N’est rien d’autre que bouche ouverte à l’étonnement,
Ce grossissement d’insecte d’une foule égarée
La pâle friperie des jours fanés, écume, grimace.
Mon poème prend le risque de lier le masque à l’aveu.
Mots et cailloux dans la bouche,
Le prononcé des ombres et des viandes.
Ce n’est pas un miroir pour jeune fille,
Ni un alcool pour un soir de fête
Mais une prose qui ne connaît ni la pause ni la victoire.
Le poème est-il trop « extrême » ? Peu soucieux en tout cas de représentation, il ne cherche pas à figurer une réalité toujours fuyante, sauf à donner visage à cette fuite même, il est une expérience des confins, à l’écart de toute information pratique laquelle, lorsqu’elle existe, et à supposer qu’elle existe, reste marginale. Même si « mots de tous les jours » il y a.
Quant au poète il n’existe que dans ce qu’il écrit, ici et maintenant, dans le déploiement des mots sur la page.
Lionel Ray in Revue Europe n° 1000, « Abécédaire », août-septembre 2012, pp. 228-229.
LIONEL RAY
Lionel Ray au festival Voix Vives
de Méditerranée en Méditerranée (Sète)
le 27 juillet 2010
Ph. : Pierre Kobel
Source
■ Lionel Ray
sur Terres de femmes ▼
→ [Tu serais un arbre calme] (un poème extrait de Syllabes de sable)
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique sur Lionel Ray
→ (sur enjambées fauves) un poème extrait de Comme un château défait
→ (sur le site de Poésie/première) une page sur Lionel Ray
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