Au Petit Parisien, 19 juillet 1914
- Émile, c’est pour quand ton article? Est-ce que tu comprendras un jour qu’un journal a des règles ? Tu nous as fait réserver deux colonnes à la une pour les faits divers. Si dans une demi-heure, tu n’as pas terminé, on est dans la merde.
Les locaux du Petit Parisien étaient, depuis longtemps, habitués aux colères homériques de Maurice Bazin, le rédacteur en chef. Il savait bien qu’il l’aurait son article, mais c’était sa manière de montrer qu’il existait. Laplume bourra encore une fois sa pipe. Sherlock Holmes trouvait des vertus à la nicotine, il n’était pas loin de lui donner raison. Il déposa sa pige sur le bureau du râleur dix minutes avant la « tombée[1] ». Maurice n’eut pas besoin de plus de dix secondes pour réagir. Il ajusta ses bésicles pour le principe, car tout le monde savait que sa vue ne donnait aucun signe de faiblesse.
- Tu te moques de moi, Émile ?
- Je t’avais bien précisé que c’était du fait divers!
Son poing s’abattit sur le bureau. L’encrier trembla, son contenu déborda sur l’article.
- Tu ignores, sans doute, ce qu’attendent nos lecteurs. J’espérais de l’inédit sur madame Caillaux et tu nous racontes la mort de Baptiste Charbonnier que personne ne connait ! Alors que nous avons aussi a traiter du double assassinat de Sarajevo[2] qui met l’Europe en ébullition.
- Détrompe-toi, cet homme est honorablement connu à la Bastoche et par tous ceux qui vont danser la java chez Bousca, au 13 de la rue Lappe.
- Et alors ?
- C’est la consternation chez les noctambules et les Auvergnats qui tiennent les bals, ils ont peur que les premiers désertent le quartier. Baptiste Charbonnier était le chouchou de ces dames. Une gueule d’ange, des doigts agiles qui virevoltaient sur l’accordéon. Ce n’était pas qu’avec la java qu’il faisait tourner les têtes.
- J’entends bien, Émile, mais madame Caillaux ?
- Que veux-tu qu’on raconte de plus que les autres ? Oui, Caillaux a couché avec sa maitresse avant de divorcer, et alors ?
- Alors la dite Henriette a abattu le directeur d’un des plus grands journaux de France !
- Tu sais aussi bien que moi que le Figaro voulait la peau de Caillaux qui emmerdait tout le monde en particulier avec sa germanophilie. Calmette détenait encore des lettres plus ou moins compromettantes et Henriette Caillaux n’a pas supporté de voir sa vie privée faire la une. C’est le geste d’une femme qu’on a poussé à bout. Je ne vois pas ce qu’on pourrait raconter de plus. Sans compter qu’il n’est pas sûr qu’elle ait voulu le tuer.
- Tu ne penses pas que cette affaire a des dessous plus sordides ?
- Si tu as envie de raconter des histoires de caniveaux, trouve quelqu’un d’autre !
- Ne te fâche pas Émile, je vais le lire dans le détail, ton papier.
Bal tragique à la Bastoche
Baptise Charbonnier est mort. On l’a retrouvé, avant-hier vers quatre heures du matin, gisant sur le trottoir de la rue de Lappe, à deux pas de chez Bousca où il avait, sans le savoir, animé son dernier bal. Un individu, mal intentionné, lui a tiré deux balles dans la poitrine dont une a atteint directement le cœur. Bien sûr, Baptiste Charbonnier n’est pas un personnage aussi important que monsieur Calmette. Sa mort ne provoquera pas de séisme politique. Cependant elle plonge dans la consternation le petit monde des musiciens de bal musette, ces joueurs d’accordéon ou de cabrette qui jouent des javas à faire tourner la tête des midinettes et des bourgeoises. Aujourd’hui, la Bastoche et tous ceux qui fréquentent le quartier sont en deuil. Après le temps de la tristesse, viendra celui de colère si la police ne met pas rapidement la main sur l’auteur de cet acte aussi odieux qu’imbécile. Le commissaire Boissard reconnait qu’il n’a aucun indice, pas le moindre témoignage. Tout juste évoque-t-il l’hypothèse de la vengeance. Il est vrai que les commères du quartier avaient cessé de compter les bonnes fortunes de Baptiste. Cependant, tous les Casanovas de bals populaires ne meurent pas de deux balles dans la peau et on peut se poser la question suivante ; qui en, dehors des cocus, avait intérêt à voir disparaitre Baptiste ?
- On va le passer ton article. Ta chute me laisse toutefois perplexe. Tu as une idée derrière la tête ?
- Franchement non, mais pourquoi s’en prendre à un musicien de bal ?
- Tu dis pourtant, que des dizaines de maris avaient de bonnes raisons de le détester voir de se venger.
- Tu as raison, sauf que dans ces cas-là, le cocu humilié aurait fait irruption au milieu du bal, provoqué un scandale et menacé le Don Juan. Il aurait, sans doute, envoyé deux balles dans le plafond au lieu de les lui expédiées dans le buffet.
- Mouais, si tu le dis ! Tu crèves d’envie de creuser cette histoire.
- Oui, pourquoi ne mettrions-nous à la une que la mort des « grands » ?
- Tu m’étonneras toujours Émile. Tu es maintenant un personnage, une figure des journalistes parisiens. Tu pourrais te contenter de tenir tes chroniques en écumant les salons mondains, mais non, il faut que tu battes le pavé à la recherche de l’insolite.
- J’ai commencé comme frelon[i] et je le reste.
[1] Heure limite pour déposer son article
[2]L’attentat de Sarajevo est l’assassinat perpétré le 28 juin 1914, contre l’archiduc François-Ferdinand, héritier de l'empire austro-hongrois, et son épouse la duchesse de Hohenberg.
[i] Surnom du journaliste de faits divers