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Pascal Quignard | [Lancelot dit ]

Publié le 30 septembre 2012 par Angèle Paoli
« Poésie d’un jour

[LANCELOT DIT]

  Lancelot dit :
  — Prépare mon cheval.
  — Pourquoi ?
  — Voici que je sens tout à coup que mon corps est impatient de n’être plus ici.
  L’impatience se résume à cela : briser ici.
  Faire de l’espace du temps.
  Enfant je me retirais au fond du jardin de la cure de l’église de Maurepas dans l’ombre de la tour à demi en ruine qui datait de la guerre de Cent Ans. J’allais à l’abri des groseillers, lire dans un fauteuil en toile poussiéreuse des livres qui étaient encore couverts de tissu rose et blanc et qui avaient été collectionnés par mon arrière-grand-père. Puis je me levais, je me hissais au-dessus du toit de tôle du hangar, j’allais m’asseoir, caché par la ramure des arbres, sur le muret rond qui séparait le jardin de la cure de la petite église du monument aux morts de la guerre de 1870 sur lequel on avait ajouté les noms des soldats qui avaient péri dans les tranchées de 1914. Ce muret était comme un cheval qui m’emportait très loin. Je m’y tenais le torse droit, raide comme un chevalier de la Table ronde qui a revêtu la plus belle de ses cuirasses pour le prochain tournoi, l’âme curieuse d’aventures extraordinaires. Je rêvais ma vie. Cinq ans plus tard, dans le parc de Sèvres, au-delà du pont japonais dessiné par Gustave Kahn, je chevauchais un mur semblable, qui avait dissimulé les amours de Madame de Pompadour, mais il était tout couvert de lierre et plus désagréable aux cuisses nues, sous les culottes courtes en flanelle, en raison des feuilles grasses, vertes, épaisses, poussiéreuses qui font du lierre une espèce de poisse immobile et sombre. C’est ainsi que j’avançais immobile dans ma vie à cheval sur rien comme il arrive dans le désir.


Pascal Quignard, Les Désarçonnés, Dernier royaume VII, Éditions Bernard Grasset, 2012, pp. 130-131.



■ Pascal Quignard
sur Terres de femmes

Boutès (note de lecture d’AP)
Medea (note de lecture d’AP)
Villa Amalia (note de lecture d’AP)
→ 23 avril 1948 | Naissance de Pascal Quignard (Villa Amalia, extrait)
→ 28 octobre 2002 | Pascal Quignard, Prix Goncourt 2002 (note de lecture des Ombres errantes par AP)



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