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Publié le 02 octobre 2012 par Ctrltab
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1. Untitled, 1975-1978_Fred

Une paire de jambes et un sexe offerts. Désirables. Le reste, je veux dire le haut du corps a été englouti par la maison. La ligne de hanche qui tranche par sa rondeur avec les tracés droits des placards et des murs. La place du bancal. Cette photo-là, je ne l’ai découverte que plus tard. Quand elle n’était déjà plus là. Quand les jambes et le sexe vibrant avaient disparu. Francesca avait été happée tout entière. Par ce qui se trame derrière les murs de nos maisons. De l’intimité des familles. Je fais davantage confiance à mes jambes qu’au reste, me disait Francesca. Mes jambes ne me trahissent jamais. Elles sont mon élan. Le reste sécrète, absorbe, gonfle, tombe, pousse, reçoit, prend, embrasse, souffre. Mes jambes, elles, courent et courent encore. Elles n’appartiennent qu’à elles. Au pire, elles peuvent bleuir ou s’égratigner. Mais ce sont les traces des caresses de la forêt et des ronces, de la résistance du réel que j’ai manqué dans ma maladresse. Une commode que je n’avais pas vue ou une marche que j’ai ratée.  Je lui rétorquais mais tu peux quand même enlacer avec tes jambes, elles sont fortes. Je suis sûr que tu pourrais étrangler quelqu’un avec. Elle m’interrompait, surprise et intéressée par cette nouvelle idée : ah oui, tu crois ? Son regard s’absentait. Et puis, elle ajoutait mystérieuse : tu sais comment on appelle chez les catholiques les prêtres dévergondés ? Les défroqués. Moi aussi, je suis une défroquée. Une photographe détroussée.

2. Paul in Purgatory Mass #1, 1975-1978_Fred

Il est élégant, il est beau, il est habillé de blanc des pieds jusqu’à la tête, chaussures comprises, il s’appelle Paul. Il se tient les mains comme pour une prière. Moi, je vois surtout la jeunesse et la grâce des mains. Viriles et douces. Francesca le prend sur l’herbe verte, accolé à une vieille mustang. Je ne sais pas qui il est. Je n’arrive plus à inventer ou deviner ce qui se joue derrière ses photos. La religion bien sûr. Une question qui oscille entre paradis et enfer. Les corps tronqués, les âmes blessées. Le modèle est un mâle. Comme une accalmie. Comme si la caméra avait cessé de se tourner vers soi pour accepter de regarder l’autre. Et de saisir son essence. Virilité et pénitence. Désir et regret de ne plus être un ange. Le charme latin, l’envie de séduire et la timidité. Retiens-moi. Et puis, je ne suis que cela. Qu’un homme. Cet aveu honteux et par là-même sublime. Si Francesca avait continué à tourner son regard sur les hommes, si elle en avait fait sa propre matière, elle serait encore en vie aujourd’hui. Elle montre les hommes comme on ne les voit habituellement pas. Elle les révèle par son regard de femme : démunis et désirables. Des mains nouées et des pieds ouverts. Si la création a besoin de destruction, la vengeance aurait été plus longue, plus froide, si elle s’était retournée contre l’autre et par contre elle-même. Qui suis-je pour juger ? Malheureusement, je ne suis plus qu’un simple spectateur. Sorti, tout comme elle, du jeu.

3. Untitled, 1976-1977_Francesca

Je porte une bague à l’index. Un petit serpent enlacé. Mes mains sont sales. Saturées d’encre. Je les pose à ma poitrine. J’ai encore le bronzage de cet été. La trace de mon bikini se lit à la blancheur de mes seins. Au dessus de mon sexe, est inscrite sur ma peau une longue marque blanche comme un sourire. Une longue cicatrice. Comme si au lieu de me taillader les veines, j’avais préféré m’ouvrir au dessus de mon pubis. Glissez ici votre main et envoyez votre message. Il parviendra forcément à sa destinataire. J’ai dit la main au-dessus, pas en dessous, s’il vous plait, ça suffit. J’ai lu dans un polar un crime affreux : la pénétration par les neuf orifices du corps. D’abord, je n’y ai pas cru. Nous n’avons pas neuf orifices, c’est impossible. Et puis, j’ai compris, j’avais oublié les yeux et j’ai eu envie de germer. (Pardon, je voulais dire de gerber !) Vous voulez pénétrer dans mes yeux ? Et bien, ne vous donnez pas tant de peine, je vous y invite. Inutile de me violenter, je vous offre ce que je vois. Tout en cherchant à voir ce que vous voyez de moi. Pour me confronter à votre vision frontale et non à la mienne, mono-centrée du sommet de ma tête. J’ai toujours eu un problème avec cette dernière, j’ai toujours voulu la remplacer, la déplacer, la changer. Je me suis toujours opposée à sa suprématie. Pourquoi serait-elle celle qui dirige l’ensemble ? Dans mes photos, je la décapite le plus souvent. Pour redonner vie à l’ensemble du corps. C’est une question de justice et de démocratie. Il parait qu’un philosophe français ne parle que de ça, du visage, de l’importance du visage, ce qui nous empêche de tuer selon lui, ce qui interdit le crime. Ce qui me révèle l’inaltérable altérité de l’autre. L’essence de l’éthique en quelque sorte. Ce n’est pas pour moi donc. Pas de tête, pas de morale. Je sais qu’il est parfois meilleur pour un arbre de l’élaguer, de couper ses branches, pour qu’il prenne force, qu’il reconquière sa puissance. Je suis la reine sans tête d’un royaume perdu.


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