David Collin, Les Cercles mémoriaux

Publié le 02 octobre 2012 par Angèle Paoli
David Collin, Les Cercles mémoriaux,
L’Escampette Éditions, 2012.


Lecture d’Angèle Paoli

« REVENIR EN ARRIÈRE POUR ALLER DE L’AVANT »

  La mémoire compte-t-elle autant de cercles qu’en compte l’Enfer de Dante ? Pour le héros amnésique des Cercles mémoriaux de David Collin, la question ne s’est sans doute jamais posée. Pour le lecteur qui découvre peu à peu l’étonnante aventure du « Naufragé du désert », miraculeusement échoué aux abords d’un monastère bouddhiste « perdu aux confins des deux Mongolies », la question court en filigrane dans la mémoire littéraire à laquelle elle demeure arrimée. Sans pour autant livrer son secret.


Imaginons la mémoire comme une superposition de cercles. Combien de cercles le « Naufragé du Gobi » devra-t-il franchir avant de retrouver son identité, son histoire, son passé ? Autour de combien de cercles lui faudra-t-il tourner avant de comprendre ce qu’il est venu chercher, au péril de sa vie, au fin fond d’un désert hostile, rejeté à moitié mort hors des pistes, délesté par la tempête des biens matériels indispensables à sa survie, délesté de toute mémoire ? Par quels labyrinthes obscurs, par quels méandres imprévus lui faudra-t-il passer pour renouer avec lui-même et avec l’histoire dont il est l’héritier et le porteur ?


Où donc commence et finit un cercle mémoriel ? Où commence le suivant ? Comment les cercles de la mémoire s’enroulent-ils l’un sur l’autre ? Grâce à quels rites les images perdues peuvent-elles à nouveau émerger de ces strates circulaires ? Bien sûr, il y a les exergues (deux en amont du récit, deux en aval). Autant de marqueurs et de balises de lecture à mettre en parallèle les uns avec les autres. Bien sûr, il y a aussi les trois centres géographiques d’où surgissent les ramifications qui sillonnent le roman de David Collin.


La première partie, intitulée « Gobi », de loin la partie la plus développée, comporte à elle seule dix-huit chapitres, qui mêlent à la narration récits de rêves et notes du « Naufragé » (en italiques), notes (en bas-de-casse, seize au total), de la main de Shen-Li, photographe, amie et voyageuse, conductrice du side-car à bord duquel doit embarquer le « Naufragé », lorsqu’il sera en état de reprendre la route. Viennent ensuite les onze chapitres de « Shanghai », accompagnés de notes numérotées de dix-sept à vingt-deux. Intitulée « Buenos Aires », la dernière partie, qui livre enfin tout le mystère des origines de la quête et de sa fin, ne comporte plus que cinq chapitres.


Par quels enchevêtrements énigmatiques (par quelles coïncidences, dirait Shen-Li), ces parties du monde se trouvent-elles ainsi reliées ? De l’Orient à l’Amérique latine, Les Cercles mémoriaux content ce voyage à remonter le temps, au cours duquel le « miraculé du désert » va progressivement renouer avec la vie. Et, à partir de la lente recomposition-mosaïque de sa mémoire, pouvoir enfin regarder au loin. Devant lui.


Semblable au narrateur qui s’exprime sous la plume de Pierre Bergounioux dans l’excipit du roman, Elias Alejandro Esquivel — car c’est ainsi que le « Naufragé » découvre qu’il se nomme — doit « revenir en arrière pour aller de l’avant. » Il a « des comptes à rendre, des ombres à dissiper, des fantômes qui réclament des explications, des apaisements ».


Revenir en arrière. À rebours ! Toujours et jusqu’aux origines. Remonter le fil du temps et de l’espace ! Cheminer à rebours de sa propre histoire ! C’est ce leitmotiv qui sans cesse revient vers Elias. Du Gobi à Shanghai, de Shanghai à Buenos Aires où tout commence et où se dénoue l’histoire individuelle et collective d’Elias et de ses semblables. C’est sans doute dans cette entreprise de longue haleine que se situe le nœud de la quête d’Elias. Au cœur de cette quête désespérée se trouve un inconnu, pourtant familier, qui seul détient la verdad sur l’origine de sa propre déchirure. Un inconnu dont à plusieurs reprises le visage vient hanter Elias au cours de son voyage et de son cheminement intérieur vers lui-même.


Or, l’énigme de cette origine se trouve en partie consignée dans l’un des trois carnets découverts par le vieux Cheng dans les doublures du pantalon du « Naufragé ». Décryptée par le moine, la langue babélienne d’Elias (qui mêle plusieurs langues sans que nul ne parvienne à savoir quelle est sa langue originelle) fait clairement allusion à l’objet de sa quête :


« Sait-il que je le recherche ? A-t-il oublié ses fautes passées, l’abandon de sa famille, les raisons de sa fuite, la déchirure ? »


Cependant, même si ces notes constituent pour Cheng une sorte de miroir fidèle dans lequel il se reconnaît,— « Celui qui se connaît bien voit autrui comme dans un miroir », dit un proverbe mongol —, la démarche qui doit conduire Elias aux sources de son errance n’appartient qu’à lui seul. Le vieux Cheng, qui veille sur le sommeil du jeune homme, se contente de mettre son hôte sur la voie du premier cercle mémoriel. Lui rendant « le droit d’exercer son esprit et la possibilité de marcher dans ses rêves », il accorde à Elias de déambuler de nuit dans le périmètre étroit du monastère. Quelque chose d’insondable lie désormais le moine, « Naufragé du Gobi depuis trente ans », au jeune « miraculé du désert ».


Ouverte sur le vide d’une réalité aveugle, privée de mémoire, la première déambulation de l’amnésique se transforme en mouvements circulaires de plus en plus larges ; le rythme s’accélère, entraînant vers la chute le derviche tourneur dont la transe libère sa charge d’images inconscientes. Au travers des rêves « apparaissent par vagues » des « bribes indistinctes, des fragments d’images, des visages étrangers ». S’exhument progressivement des tessons du passé, mélanges de musiques et de valses fantomatiques. D’autres cercles mémoriaux ramènent à la surface « les accents lointains d’un tango argentin ». Présent et passé se confondent dans une « improbable chorégraphie métisse. Bouddhisme argentin, tango mongol ». Mystérieux fusionnement des mondes et des mémoires, mosaïque complexe d’un puzzle dont il faut patiemment assembler les morceaux pour que surgissent un sens, des visages, une histoire. D’autres expériences suivront, exaltantes chevauchées dans les steppes de Mongolie, à bord du side-car vrombissant de la tendre et vigilante Shen-Li. Traversées et rencontres — celle de l’archéologue italien Oretti et de son équipe —, découvertes archéologiques, prémices de sentiment amoureux, ramènent Elias à la vie. Aux soins dispensés par les chamanes dans la yourte de Cheng succèdent les errances somnambuliques qui conduisent Elias jusqu’aux entrées secrètes de la vallée de l’Ongiyn Khiid et aux confins de sa mémoire. Or, « depuis la nuit décisive de l’Ongiyn gol », le visage de l’inconnu s’est imposé avec force dans le labyrinthe des dessins d’Elias.


« Un visage proche et lointain, encore indéterminé, mais suffisamment proche de l’idée qu’il se faisait de l’inconnu qu’il recherchait, proche de cet homme dissimulé dans les replis les plus étranges de son cerveau. »


Un visage magnétique dont « l’attrait s’accentuait au fil des jours. » Il faudra encore à Elias franchir bien d’autres cercles, dont celui, mouvant et incertain, des réminiscences. À travers ce travail de fouille dans l’archéologie de la mémoire et de réorganisation des images, Elias élabore « une théorie personnelle des souvenirs, de leur enfouissement à leur redécouverte, des soudaines remémorations aux impressions de déjà-vu ». L’écriture, qui « rassemble, met en relation », joue dès lors un rôle important de lieuse. Elle permet d’organiser ce qui, « à première vue, apparaissait isolé. Sans raison d’être. » À Shanghai, la visite chez le Docteur Ping met Elias sur la voie de son grand-père : « En refaisant le même voyage que votre grand-père, vous vouliez revivre les mêmes tourments, provoquer les mêmes conséquences », lui révèle Ping. Lorsqu’Elias aura retrouvé l’image du visage qu’il recherche, « tout s’éclaircira » et sa quête prendra fin. Il accèdera alors à son vrai visage et à son identité.


Roman tout à la fois initiatique et philosophique, Les Cercles mémoriaux semble s’inscrire dans la lignée de La Piste mongole. David Collin explore à son tour, avec une poésie envoûtante, la veine chamanique chère à Christian Garcin. Riche d’enseignements nouveaux, le roman de David Collin – entre récit de voyage et de mystères — mêle avec talent les réalités les plus brutales et les rêves les plus singuliers. La partie la plus dense et la plus exaltante est pour moi « Gobi ». Celle dont je ne me lasse pas de lire et de relire les pages. Sur les traces enchevêtrées du « Naufragé du désert ».


Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli



DAVID COLLIN

Source

■ Voir aussi ▼

→ (sur le site officiel de David Collin) une notice bio-bibliographique
→ (sur De Litteris) une recension des Cercles mémoriaux, par Julie Proust Tanguy




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