Cet article est une réponse à un article du site Actualitté (excellent site, lisez-le régulièrement) intitulé Existe-t-il un métier plus chargé de fantasmes que celui d'éditeur ? paru ce jeudi.
Cette tribune, écrite par une éditrice indépendante, Colette Lambrichs (des éditions de la Différence) m'a fait sauter sur place tant je l'ai trouvée à côté de la plaque.
Tout d'abord, Mme Lambrichs (je ne vous appellerai pas par votre prénom, contrairement aux usages du net, car vous y trouveriez certainement une sorte de familiarité mal placée. C'est une erreur, on peut apprécier et respecter quelqu'un en le tutoyant et le nommant par son prénom, ce que je fais régulièrement avec des inconnus, et on peut mépriser sans vergogne en respectant toutes les formules de politesse du monde). Tout d'abord, donc, Mme Lambrichs vous ne répondez pas à la question. Dans votre esprit, l'éditeur est un métier flou : oui, il y a les techniciens, ceux qui mettent en page, qui calibrent, qui font que l'impression par rotative tourne sans que le moindre grain de sable ne vienne coincer la mécanique. Ça, Madame, ce n'est pas le métier de l'éditeur. En tout cas, pas pour moi qui suis familière des concepts américains de l'édition par ma trop grande fréquentation du net, c'est le métier du "publieur". Nos amis anglo-saxons ayant la décence d'avoir des définitions précises pour distinguer les deux métiers que le mot éditeur recouvre en France : l' editor qui s'occupe du texte et rien que du texte et le publisher qui se charge de l'ingratitude des basses oeuvres que la livraison à un public oblige : choix du papier, de la mise en page, du format, de la couverture, de la date de publication, bref de ce qui ne concerne pas à proprement parler le texte.
On pourra me reprocher de me baser sur des notions étrangères, venant de pays où le libéralisme est roi et la littérature une marchandise comme une autre, alors que la France s'enorgueillit d'être un modèle de l'exception culturelle. Mais est-ce ma faute si les éditeurs français ne sont pas présents sur le net ? En dehors de quelques sites statiques, de quelques pages facebook animées de loin et du bout des doigts. Est-ce ma faute si, quand je cherche ce que sera l'avenir de la littérature par le web, de la réflexion profonde et intéressante sur le métier d'éditeur, sur le métier d'auteur dans le monde numérique, je dois me retourner vers des sites anglophones ? Mais passons, et retournons à vos arguments, Mme Lambrichs.
Vous abordez donc le métier d'éditeur comme un métier qui ne s'apprend pas dans les écoles, qui ne peut pas être standardisé, mécanisé. Louable en effet, hors le fait qu'un métier artistique comme éditeur (un vrai, pas un simple correcteur/rewriter pour le goût du public) peut s'apprendre à condition d'avoir de bons professeurs et un supplément d'âme qui permette de s'investir dans les textes autant que les auteurs eux-même. Tout comme le métier d'artiste s'apprend, tout comme celui d'auteur le devrait.
Votre propos dérive vite sur le fait qu'aujourd'hui, la littérature de masse est illisible. Pire, que c'est du mépris pour les lecteurs.
Or, paradoxalement, plus le métier se professionnalise moins la substance, de mieux en mieux conditionnée, est lisible. Il en va de même dans l'alimentation où un emballage toujours plus sophistiqué enveloppe des nourritures de moins en moins comestibles. dites-vous.
L'alimentation est toujours comestible. Elle n'est pas à votre goût, c'est tout. J'apprécie beaucoup le nutella et les CocoPops, ça ne m'empêche pas d'aimer également la confiture maison faite avec amour et les viennoiseries mitonnées par des pâtissiers experts. Tout comme j'apprécie de regarder certaines émissions de télé racoleuses autant que d'aller voir un film d'art et essai intelligemment construit. Je connais la valeur des choses, mais le but recherché n'est pas le même. Dans un cas, je cherche la facilité, le plaisir simple, le fait d'être comme tout le monde aussi, d'avoir les mêmes références culturelles, sociales, sociétales (c'est important). De l'autre, je cherche l'expérience, l'émotion difficile, celle qu'on n'atteint qu'après un effort (comme le sentiment du coureur de fond qui atteint sa limite physique puis soudain, alors qu'il croyait être arrivé au bout du bout, trouve des ailes et s'envole avec plaisir pour quelques kilomètres de plus), le secret, l'intime.
Deux buts qui ne sont pas compatibles... mais doit-on être des monopenseurs ? des monoacteurs ? des monolecteurs ? La vie est plus complexe que cela, c'est dommage qu'un éditeur, qui est en charge d'apporter la vérité aux gens (car qu'est-ce qu'un roman contemporain intelligent s'il n'apporte pas la vérité de l'état humain au lecteur, à travers l'exercice ardu de la fiction ?), se contente d'une vision aussi étriquée avec d'un côté la masse populacière et de l'autre l'élite intelligente. Le blanc, le noir. Le bon, le mauvais.
Les goûts, les couleurs aussi.
Y a-t-il une fatalité à cet état de fait, questionnez-vous ? Evidemment ! Une fatalité qui avance inexorablement pour une meilleure société, plus égalitaire, mais pas plus lisse : de la Culture unique et figée, nous sommes passés aux cultures multiples et vivantes. Vous êtes éditrice aux éditions de la Différence, vous devriez comprendre. Depuis la Révolution française, l'état n'a cessé de vouloir instruire le plus grand nombre, lui apporter la culture. On a créé les musées pour cultiver, enseigner les masses, on a créé les bibliothèques publiques pour apporter la lecture aux masses. On a expérimenté de tout : de la culture pour tous comme arme anti-fasciste pendant le Front Populaire, du classicisme pour la cohésion nationale sous Vichy, cohésion conservée par la suite à la Libération (une des rares politiques vichyssoises qui n'ait pas été remise en cause) La constitution de la IVème République prévoyait déjà un "égal accès de l'enfant et de l'adulte [...] à la culture." Malraux a voulu, avant même de relever le niveau, faire entrer la culture dans la modernité, Lang a par la suite a fait reconnaître la culture "populaire" comme partie intégrante de notre société. Oui, il y a une fatalité, celle qui fait que de la culture populaire, celle des masses, peuvent ressortir des perles qui seront encensées. Ne vous en déplaise, il existe du bon dans la littérature populaire. Même si ce n'est pas à votre goût.
La population dans son grand nombre est-elle, à jamais, le réceptacle du mépris de ceux qui veulent l'atteindre ? dites-vous encore.
Rien que cette phrase mérite qu'on s'attarde. Un éditeur qui fait son métier avec passion méprise-t-il son lecteur parce qu'il lui apporte ce qu'il souhaite ? Parce qu'il ne lui fournit pas une littérature rébarbative au premier abord ? Pourquoi ? S'il le fait avec passion ? Il n'y a pas de mépris à offrir une histoire à l'eau de rose aux lecteurs. Le mépris n'est pas dans l'offre faite au public, il est dans le fait de penser qu'un éditeur croit savoir ce qui convient au public. Et cette attitude-là, même les plus sélectifs n'en sont pas à l'abri.
Si le lecteur désire avoir le plaisir simple de lire une histoire d'amour basée sur les clichés, d'y palpiter avec des émotions faciles et d'en ressortir léger plutôt que de se tourner vers la difficile lecture d'un ouvrage comme ceux de W.G.Sebald, où est le mal ? Lire Sebald exige une attention, une écoute et une ouverture d'esprit qui plongeront dans des tas d'émotions certes plus subtiles qu'un bête roman Harlequin. Seulement voilà, lire Sebald dans le métro, bringuebalée, sans cesse à l'affût de ce qui se passe autour - annonce, autrui, arrêt à ne pas louper - c'est impossible. La lecture est aussi affaire de situation, au delà du texte, le livre vient dans la vie du lecteur et ça, vous semblez l'oublier. J'ai lu Sebald avec plaisir - teinté du masochisme que ce type de lecture exigeante peut apporter - chez moi, au calme. Devrais-je arrêter de lire dans le métro pour autant ? Ou quand mes enfants jouent bruyamment dans la pièce d'à côté ? Devrais-je ne lire que ce que les éditeurs exigeants estiment être de la Littérâtüre (avec tous les accents, ils sont très importants les accents) ? Juste parce que le reste ne mérite pas d'être lu, parce qu'il n'a été conçu que pour les illettrés et les analphabètes ? Arrêtons d'apprendre à lire aux enfants des pauvres, cela vaudra mieux pour eux. Un jour, ils risqueraient d'aller lire Harry Potter et d'aimer ça.
De plus, si je devais ne lire que de la littérature exigeante, je finirais par me pendre. Il y a si peu de joie et de happy end dans ces livres... A part Au Bonheur des Dames peut-être. Mais nous y voilà ! Le gratuit est le mal, le gratuit tue la culture et la connaissance. Le gratuit n'a pas de prix, le gratuit ne laisse aucune trace.
Vous citez de grands poètes que je ne connais pas, que je n'ai jamais lu et ne lirai peut-être jamais. Sans regret car il y a tellement à découvrir que j'ai cessé de m'en faire pour tous ces livres sublimes que je ne rencontrerai pas. Vous utilisez des tas de mots compliqués que je n'emploie jamais, bien que j'en connaisse la signification, parce que je parle à des gens normaux. Vous assimilez à tord gratuité pécuniaire et facilité d'esprit. Je visite régulièrement l'encyclopédie en ligne Wikipédia, c'est gratuit, mais ce que j'y lis me reste bien souvent en tête, me pousse à chercher plus loin, à naviguer d'article en article, à visiter d'autres sites, à chercher plus loin. C'est le défaut d'internet : tout est disponible, tout. Sauf le temps. Vous ne connaissez pas le numérique, ni les usages de ces internautes qui téléchargent ces livres gratuits, financés par la publicité ou non. Le gratuit est partout, la facilité nulle part. J'ai téléchargé de nombreux livres gratuits, plus que je n'avais de temps pour les lire : des lectures faciles, des lectures exigeantes, du domaine public, du contemporain sous licence libre ou non. Qu'ai-je lu au final ? Les livres qui m'intéressaient réellement, selon l'envie du moment. Pas toujours la facilité, pas toujours de l'exigeant. La facilité, je ne l'ai pas plus oubliée que l'exigeant. J'ai le défaut d'avoir une excellente mémoire, relire un livre n'est jamais une surprise. Je n'oublie rien et tout me revient si j'y songe un peu. Mais est-ce important ? Se souvenir d'un livre est une manière de le revivre.
Vous considérez qu'aucun livre majeur ne rivalisera avec le système commercial instauré. N'êtes-vous pas vous-même en plein fantasme ? Celui qui régit la vie des auteurs maudits ? Celui contre lequel je me bats car tellement caricatural. Un auteur qui n'a pas de succès n'est pas forcément un auteur au talent méconnu, c'est peut-être juste un mauvais auteur. L'éditeur est dans le même bateau : un éditeur qui n'a pas de succès n'est pas forcément un découvreur d'auteurs maudits, il peut juste être complètement à côté de son époque et de son temps.
Que sont des livres comme Le Seigneur des Anneaux ? Ah pardon, c'est de la Fantasy, rien n'est bon dans les elfes et les sorciers. Peu importe l'univers créé derrière, la langue, l'histoire, la mythologie que cache ce livre. Ça n'est pas un livre majeur, il est populaire. Et pourtant, Tolkien était un être bien plus intelligent que la moyenne, il n'avait sans doute aucun talent littéraire pour mériter un succès aussi considérable.
Il reste donc à inventer un nouveau mode de circulation des idées et des œuvres en renouant avec l'ancienne tradition des sociétés secrètes.
Il est là, le nouveau mode de circulation des idées et des oeuvres. Ne le voyez-vous donc pas ? Pas dans le copinage des francs-maçonneries germanopratines (voyez, moi aussi je peux utiliser un mot savant à connotation culturelle quasi-secrète), non, il est au grand jour. Lorsqu'on découvre une perle, on le dit, on le crie, on la pousse !
On n'attend pas des années pour faire connaître l'auteur, attendre la gloire posthume qui couronnera une vie de sacrifice. A quoi bon ? Ces gens écrivent pour l'instant présent, pas pour les générations futures, pas par continuation des traditions passées. Ils s'en balancent ! C'est comme ça que la littérature se renouvelle, pas dans la continuation de la sacro-sainte édition traditionnelle qui ne s'apprend pas. Non, ça ne s'apprend pas, ça se reproduit de génération en génération, comme les tares génétiques. Nous sommes jeunes, nous voulons des auteurs de notre temps, qui vivent comme nous dans notre monde, dans nos technologies, qui nous représentent. Pas un travail éditorial intellectualisé à l'extrême et qui étouffe l'émotion, le sentiment et le souffle des textes au lieu de le transcender.
Le monde s'accélère. Nous passons rapidement d'un texte à l'autre, c'est vrai. Le support papier est trop figé, trop lent pour notre monde. Nous zappons, c'est notre culture. Mais les images restent, les textes forts aussi. Lorsqu'on trouve de bons textes, des textes "majeurs", de ceux qui vous bouleversent, qui vous donnent envie de vous battre pour les faire connaître, on le fait ! Il n'y a pas que les livres numériques, il y a les blogs aussi. Je tenais d'ailleurs une rubrique qui, par manque de temps, végète un peu : découvrez des textes à vous bouffer les tripes mais attention, c'est gratuit ! (d'ailleurs, ô joie du monde dans lequel nous vivons, certains ont disparu des écrans mais pas de ma mémoire, comme quoi, on n'oublie pas tout.)
Mais vous pouvez rester à siroter dans les cafés (je doute que vous fréquentiez réellement les bistrots et les pissotières auxquels vous faites allusion), à rencontrer vos connaissances lors de réunions kabbalistiques réservées à votre élite culturelle, celle qui, pensez-vous, imposera à l'avenir les écrivains qui comptent. Le monde change, il ne vous attendra pas. Je suis derrière mon écran, je ne fréquente pas le monde de l'édition traditionnelle, ni le copinage entre collègues que j'ai en horreur et j'ai découvert des textes qui m'ont bouleversée par leur qualité de contenu littéraire et émotionnel. De quoi laisser loin derrière la plupart des livres de collection blanche que j'ai croisés, même chez les indépendants.
Je reste intimement convaincue que trois ou quatre personnes, qui mènent un combat pour faire connaître un livre dont elles pensent avec force qu'il est un chef-d'œuvre, parviendront à leurs fins.
Finalement, oui, nous sommes assez d'accord sur le fond, c'est comme cela qu'un chef d'oeuvre se découvre : porté avec conviction par les premiers lecteurs touchés et émus. Mais la forme change, l'édition papier est surchargée, vous le constatez vous même, par les publications commerciales. Intellectuellement indigente pour vous, résultat logique de la "massification" de la culture pour moi. La majorité des lecteurs n'a pas fait de belles études de lettres, ils sont moins exigeants que les doctorants d'université, un bon texte pour du bon temps leur suffit.
Les futurs chefs d'oeuvre seront portés par le net, par le numérique. Parce que n'oubliez pas que ce sont les jeunes qui reconnaîtront les textes fondateurs de leurs propres révolutions culturelles, qui s'identifieront à un auteur, un texte, un message et le porteront à la gloire. Par le net, pas par le papier. Grâce à l'accès à la culture pour tous, loin des sectes intellectuelles qui excluent, de par leur fonctionnement même, en cercle fermé. Vous l'avez constaté, ce modèle-là est déjà nécrosé. Il ne se réinventera pas dans les mêmes conditions, tout simplement parce que les politiques ont tout fait pour briser cela depuis la Révolution Française et ils y sont parvenus.
Comme l'a dit Picasso, en écho de votre dernière citation, " Tout acte de création est d'abord un acte de destruction." Inutile d'essayer de sauver un système qui marchait autrefois, il faut le démolir pour pouvoir en sortir quelque chose de neuf.
(Vous voyez, moi aussi je peux sortir des citations qui n'ont aucun rapport avec le sujet de mon texte.)
Pauline Doudelet
Octobre 2012
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