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Bal tragique à la Bastoche : Episode 2

Publié le 06 octobre 2012 par Mazet

Bal tragique à la Bastoche.

Episode 2

La fuite de Fernande

Vers vingt-deux heures, le boulevard de Clichy commençait à s’animer. Même au mois de juillet, les soirées sont parfois fraiches. Fernande frissonnait  sous sa veste légère. Indifférente aux regards envieux et propos graveleux des pégreleux avinés qui avaient envahi le pavé, elle poursuivait son chemin. Soudain un grand escogriffe se dressa devant elle.

- Alors, Frangine, t’as la chatte qui miaule ce soir ?

D’une main ferme, elle l’écarta. Sentant que la gifle n’était pas loin, l’individu n’insista pas. Depuis deux jours, elle était dans son cauchemar. Ce matin l’article du Petit Parisien n’avait fait que raviver la plaie. Elle avait revu, dans le petit matin pluvieux, les pelotons d’agents cyclistes, le commissaire, les cochers qui entouraient le corps de Baptiste. Une bouffée de désespoir l’avait envahi, ensuite la peur s’en était mêlée. Si quelqu’un s’en était pris à Baptiste, pourquoi serait-elle épargnée ? Dès lors, elle n’avait eu qu’une idée en tête, s’extirper de ces ruelles coincées entre le boulevard Richard Lenoir et le boulevard Beaumarchais. C’est là qu’elle avait fait ses premières armes et elle n’en était pas fière. Voilà dix ans qu’elle usait ses bottines sur un morceau de trottoir de la rue du Chemin-vert. Elle fut presque prise de nausée en pensant à la noirceur de cette vie. Plus jamais, elle n’irait offrir son corps à la fin des  bals aux bruts éméchés qui la traitaient comme une marchandise et lui râpaient la peau avec leurs mains noueuses. Hélas, ses espoirs d’échapper à cette galère s’étaient envolés avec la mort de Baptiste. Voilà pourquoi, depuis deux jours, elle errait sans but entre Pigalle et Montmartre. Elle avait fui sans réfléchir avec pour seul argent, le produit de ses passes de la nuit. Assommée par le bruit, elle s’engouffra dans la rue Houdon, puis continua sa marche. Dans la rue des Abbesses, le café « des amis » jetait sur la chaussée une lueur blafarde. Sans hésiter, elle poussa la porte. Elle ne se sentit pas dépaysée, car la clientèle ressemblait, trait pour trait, à celle qui fréquentait les bouges de la rue Breguet-sabin. Une âcre odeur de tabac bon marché, la prit à la gorge. Elle trouva refuge au bout d’une table de « filles ». Son arrivée ne troubla pas les conversations. Les autres l’ignorèrent, mais elle s’en foutait. Elle commanda une fine. Depuis qu’elle était en fuite, c’était son unique nourriture. L’alcool lui redonna un peu de couleur, mais son estomac vide se crispa. Les filles de la table retournèrent à leur turbin. Elle réclama un autre verre. Le patron, qui l’observait depuis un moment s’approcha.

- Vous croyez pas que vous devriez manger un morceau ? C’est pas bon de boire le ventre vide.

- Qu’est-ce que ça peut vous faire, j’ai de quoi payer.

- Je disais ça pour votre bien. C’est pas la fine qui va arranger vos problèmes.

- Mêlez-vous de ce qui vous regarde.

Le patron ne répondit pas, mais avec le verre de fine, il posa sur la table une assiette de fromage et un morceau de pain.

- Tenez, c’est offert par la maison.

Fernande avala sa fine d’un trait. Elle n’était pas loin de tomber dans le potage. Toujours sous l’œil vigilant du cafetier, elle se mit à grignoter puis termina l’assiette. Peu à peu, elle retrouva ses esprits et réclama un café fort.

- Je suppose que vous n’avez pas d’endroit pour dormir.

Fernande secoua la tête.

- Non, mais j’ai des sous pour payer l’hôtel.

- Je le sais que vous pouvez payer, mais les hôtels du quartier sont pas faits pour les dames seules.

Ca, elle s’en doutait. Elle connaissait mieux que quiconque la faune qui y logeait, mais elle était de taille à se défendre et n’avait plus sa vertu à perdre ! Ce n’était pas pour elle qu’elle avait peur, mais pour sa vie. Soudain elle regarda le patron d’un autre œil.

- Vous avez quelque chose à me proposer ? Je vous préviens d’avance, n’espérez pas autre chose que de l’argent.

- J’ai passé l’âge des bagatelles, et pour l’argent, on s’arrangera toujours. J’ai une piaule avec un lit. Les cousins de passage y couchent. Si ça peut vous dépanner quelques jours.

Sans réfléchir davantage, Fernande accepta.

- Je vous promets que je ne resterai pas plus de trois jours.

D’un air blasé, le patron haussa les épaules.

- On verra bien. Suivez-moi.

Une lanterne à la main, il la précéda dans un escalier sombre qui prenait naissance dans l’arrière-cour du bistrot. La chambre était une sorte de réduit sous les toits.  Une paillasse couverte de crasse faisait office de lit. Pas de commodité, pour les cas d’urgence, un goguenot trônait au milieu de la pièce.

- C’est pas un hôtel de luxe, mais personne viendra vous déranger.

- Ca ira.

- Gardez la lanterne, j’ai pas envie que vous vous cassiez le cou dans l’escalier.

Une fois seule, elle s’étendit sur le lit.  Au bout d’une heure, les vapeurs d’alcool se dissipaient lentement. Pour la première fois, depuis l’assassinat de Baptiste, elle se trouvait en état de réfléchir. Dans l’affolement, elle avait commis une grosse bourde. Elle aurait dû retourner dans sa piaule de la rue du Chemin-vert. Elle aurait eu le temps. Les flics ne s’y étaient sûrement pas précipités dans l’heure qui avait suivi le drame. Car, ce cagibi contenait son sésame pour une autre vie. Elle connaissait Baptiste de vieille date, même s’il n’était pas un de ses clients. Le bougre n’avait pas besoin de payer pour ça. Il était plutôt son grand frère. Après la fermeture de Bousca, ils partageaient parfois une chopine. Elle aimait parler avec lui, parfois pour ne rien dire, loin des Julots et michetons. Mais, une après-midi de décembre, il était arrivé en jouant au client « normal »

- Que t’arrive-t-il, Baptiste ? Tu as envie de pinocher ?

- Je t’adore Fernande, mais je ne suis pas là pour ça.

Il sortit, de la poche intérieure de son veston, une liasse de papier enserrée par un ruban.

- Tiens, ce n’est pas prudent que je garde ça chez moi. C’est de la dynamite. Personne ne viendra les chercher dans la chambre d’une..

- Grondace.

- Je ne voulais pas dire ça, Fernande.

- C’est pas grave, mais qu’est-ce que j’en fais ?

- Tu les gardes jusqu’à ce que je te les réclame. Et ce jour-là ma belle, tu toucheras le pactole, mieux que le prix de dix mille passes.

Elle avait accepté. Le paquet était maintenant coincé derrière le meuble sur lequel reposaient son broc et sa cuvette. Elle en avait fait des rêves avec cette cagnotte virtuelle ! Dans le plus fréquent, elle se voyait tenir un bistrot de campagne, loin de cette chienne de ville.


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