Le monde selon In Koli Jean Bofane

Publié le 07 octobre 2012 par Jlk

 

 

À La Désirade, ce dimanche 7 octobre. - Affreux temps ce matin, dans un monde non noins affreux dont le pire nous est, arbitrairement, épargné. Mais je ne cesse pour autant d'y penser. Or reprenant la lecture annotée des Mathématiques congolaises de Jean Bofane, je suis tombé tout à l'heure sur cette page évoquant si fortement une réalité qui reste combien actuelle. Je pourrais me reprocher, à l'instant, d'avoir passé à côté de ce livre au moment de sa parution, il y a déjà quatre ans de ça, et puis non: c'est comme ça que ça se passe parfois et l'important est que cette rencontre, aussi hasardeuse que nécessaire, se soit faite finalement

À Lubumbashi, Jean Bofane s'est levé deux fois, au cours des débats, pour dire deux choses qui m'ont paru des plus importantes. La première est que, pour un écrivain, ce qui compte essentiellement est le travail, le travail et le travail. Cela semble une platitude et cela ne l'est pas du tout, étant entendu qu'il y a travail et travail et que le vrai travail ne se voit pas. Quant à la seconde vérité balancée par le colosse à voix grave, c'est qu'un livre qui a quelque chose à dire trouvera forcément son lecteur.

Le travail de l'écrivain In Koli Jean Bofane - qui m'a appris, soit dit en passant, que l'In Koli de son nom signifiait "la blessure" -, j'en ai immédiatement savouré le fruit galbé et pulpeux, acide et tonique à la fois, en m'attelant à la lecture de ses Mathématiques congolaises. Mais pas trace évidemment là-dedans d'effort ni de lourdeur laborieuse: immédiate la déferlante de la vie ressaisie dont l'expression juste et belle, mais sans effet esthétisant aucun, précise et drue, suppose un travail de chaque phrase et de chaque vocable, comme le serinait tant et plus l'affreux Céline.

Quant au fait qu'un livre qui a quelque chose à dire trouve forcément son lecteur, ainsi que le pensait aussi mon ami éditeur Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri, la meilleure preuve en est aujourd'hui qu'entre vingt autres romans "possibles" abordés ces derniers temps de rentrée profuse, celui-là m'ait paru plus que possible: nécessaire absolument et dès ses premières pages, que je continue de lire bien lentement et sans discontinuer de l'annoter.

Or ce dimanche matin, une semaine après notre retour du Katanga, me voici lire cette page consacrée au passé tragique du protagniste au nom de Célio Mateona, surnommé Célio Mathématik pour sa passion tenace, rescapé miraculeux d'un massacre de mars 1977 impliquant des Katangais, précisément, où ses parents disparurent après que sa mère l'eut enjoint, tout petit, de s'enfuir dans la brousse jusqu'à... Lubumbashi où la Croix-Rouge le recueilit. Et voilà que, dans la foulée de ce récit jetant une nouvelle lumière sur ce Célio en train de s'acoquiner plus ou moins avec le Pouvoir, le lecteur tombe sur cette page relevant soudain, en synthèse vivante, du tableau géopolitique caractérisé émergeant,comme une épure, dans le maelstöm du récit pétri de vie.

Cela se passe quelque part entre Lubumbashi et Kinshasa où le transfert foireux de matières premières arrachées au sous-sol africain richissime se fait, entre deux voies routières et ferroviaires, à dos d'homme pauvrissime: "Toute la matinée , on chargea des wagons de marchandises venues d'Afrique du Sud et de Namibie, par le train, à travers la Zambie. On manipulait des minerais produits dans la région. Entre autres des lingots et des plaques de cuivre destinés à être fondus, pour gainer des câbles coaxiaux ou pour se répandre en réseaux sur des circuits intégrés, mais aussi pour constituer des douilles de munitions afin de maintenir l'ordre. Il y avait des tonnes de cobalt qui, traitées à une température de plus de 1500°C, seraient destinées à des moteurs de fusées et à l'industrie pétrolière. Il y avait des quantités de matériaux fissibles dénommés uranium qui, une fois enrichis de façon suspecte, prendraient le patronyme plus arriviste, maisplus létal, de plutonium, pour dissuader tous ceux qui n'auraient pas compris le phénomènes des équilibres des forces. L'insuffisance d'infrastructures modernes rendrait les manoeuvres de chargement difficiles et les hommes en haillons suaient déjà à cette heure du matin, les muscles saillant sous l'effort. À cause du manque de moyens de manutention, le départ aurait certainement du retard, mais à vingt-cinq dollars le kilo de cobalt, au prix où était le caviar, on en avait sûrement pour son argent. Ce qui du coup posait la question: l'homme en viendra-t-il un jour à jalouser l'esturgeon ? Ou encore: vaudra-t-il mieux, pour certains sur cette terre, comme le panda ou le phoque, confier ses intérêts au WWF ou à Greenpeace plutôt qu'à l'ONU ?"

Je me suis demandé parfois, là-bas au Katanga, à quoi rimait la "haute mission" que nous avaient confiée nos amis confédérés de Présence Suisse, à Max Lobe et à moi, mais ce matin je me dis que décidément, mathématiquement même, l'opération passe tout calcul...