Sur son lit de mort, Adèle Gödel, veuve du mathématicien le plus fascinant du XXème siècle, Kurt Gödel, raconte à une jeune documentaliste la vie qu'elle a mené aux côtés d'un génie. Une vie faite de fidélité, de soutien et d'amour que cette Viennoise peu cultivée a entièrement dédiée à son mari, à son intelligence, à son travail et à son égoïsme. La Déesse des petites victoires est l'un des plus beaux romans de cette rentrée littéraire.
De l'Autriche de l'avant-guerre à l'Amérique de Kennedy A deux, ils en ont traversé des épreuves. Adèle, jeune danseuse Viennoise pleine de vie, rencontre Kurt en 1928 Kurt, jeune mathématicien déambulant, de nuit, dans les rues de Vienne à la recherche de l'inspiration. Pour elle, le coup de foudre est immédiat. Pour lui, la compagnie d'une femme lui assure une stabilité propice à la fermentation de son génie. Eblouie par l'intelligence supérieure de cet être que la logique obsède, Adèle s'investit corps et âme dans une relation à sens unique. Elle devient alors le garant d'une vie matérielle qui désintéresse Kurt, lui qui ne vit que pour les mathématiques.
Rejetée par sa belle-famille qui ne voit en elle qu'une écervelée intéressée par l'intelligence du jeune mathématicien, mise à l'écart par son compagnon qui la croit incapable de comprendre ses travaux, Adèle fait preuve de patience et construit sa vie autour de la réussite de Kurt. Une réussite toute relative : si les travaux de Gödel sont en effet salués par la communauté scientifique, son perfectionnisme à outrance le pousse à refuser systématiquement leur publication et son obsession l'envoie à plusieurs reprises en maison psychiatrique. Commence alors le cauchemar d'Adèle, obligée de prendre des décisions paradoxales qui, à terme, ne feront qu'empirer l'état de Kurt.
J'ai accepté sa faiblesse, son autoapitoiement, ses suppliques, son irrespect puis sa colère qui avait le mérite de ramener les premiers mots sur ses lèvres. Faible, il n'était pas à la hauteur de sa pensée et voir celle-ci se déliter l'affaiblissait. [...] Il préférait le silence à la médiocrité. Pour cela, je n'avais d'autre réponse ni remède que de choisir entre deux poisons : je lui ai apporté ses carnets. J'en ai pleuré. Je me suis détestée. Je ne voyais pas d'autre issue. Je devais fournir son opium à un drogué pour le soulager et l'intoxiquer dans le même temps. [...] Les mathématiques ne l'ont pas rendu fou ; elles ont sauvé mon homme de lui-même et elles l'ont tué. (pages 107-108)Bientôt, Adèle et Kurt fuient l'Autriche nazie pour se réfugier à Princeton, aux Etats-Unis, où Kurt se voit attribuer une place à l'Institut de Recherches Avancées (IAS). Là-bas, le couple côtoie de grands scientifiques : Einstein, Oppenheimer, Cohen. Etrangère dans un pays dont elle ne connaît ni la culture ni la langue, Adèle se retrouve prisonnière d'une vie médiocre et d'un mari sombrant doucement dans la folie, condamnée à être son soutien matériel et indéfectible, transparente à ses yeux.
Dévouement et joie de vivre Si Adèle Gödel est le personnage central du roman, l'auteur, Yannick Grannec, met en scène le destin de cette femme exceptionnelle sous deux angles : la narration d'une vie dévouée à son mari, et ses instants de fin de vie passés à discuter, à rire avec Anna, cette jeune documentaliste qui n'a pas encore trouvé sa place dans un monde trop grand pour elle.
La mégère acariâtre qu'est Adèle au moment de sa rencontre avec Anna se fait rapidement oublier. Au fil des pages, on découvre une femme joyeuse, bonne vivante, dont la substance vitale est peu à peu absorbée par le dévouement qu'elle porte à son mari.
Il n'y avait plus une goutte de courage en moi. J'étais une grosse femme toute sèche. Mon être me hurlait d'abandonner la lutte. J'étais énorme, il était transparent comme si j'avais aspiré toute sa chair. Pourtant, c'était bien lui qui m'avait usée, lui qui s'était servi de moi comme d'une batterie d'appoint. Je n'avais pas eu d'enfants. Je ne laissais aucune oeuvre derrière moi. Je n'étais rien. Je n'étais plus que souffrance. Je ne pouvais même pas me permettre de montrer ma faiblesse sous peine de le voir déprimer un peu plus. (page 417)Mais au fond, malgré l'égoïsme de son mari, Adèle ne peut s'empêcher, jusqu'à son dernier souffle et sans jamais lui en vouloir, de l'aimer.
J'ai été l'amante, la confidente, l'infirmière ; à Grinzing, j'ai découvert la solitude d'une existence à deux. Ses manies ne se résumaient pas à une cuillerée de sucre cent fois mesurée. Elles régentaient chacun de ses gestes. [...] Son égoïsme n'était pas la conséquence de sa faible santé, mais constitutive de son caractère. Avait-il jamais pensé à quelqu'un d'autre qu'à lui-même ? [...] Il n'y a pas de grand scientifique, ou de grand artiste, sans grand égoïsme. Et mon mari était un grand scientifique ! Kurt était un enfant. Le monde tournait autour de sa tête. Jusqu'au jour où il a connu la difficulté. Il ne voulait pas l'accepter. (pages 136 et 298)De petites victoires (un voyage en Autriche, l'achat d'une maison, une sculpture de flamant rose plantée au milieu du jardin, le souvenir des scènes d'amour de sa jeunesse...), c'est tout ce qui a permis à cette femme exceptionnelle de surmonter la dureté d'un quotidien passé seule à guetter les accès psychotiques de son mari qu'elle n'a jamais cessé d'aimer.
Des destins exceptionnels mais brisés Plus que tout, La Déesse des petites victoires est un roman sur l'amour (le vrai), le don de soi et les relations humaines. Alors que tant de personnes la pensaient indigne de partager la vie d'un génie tel que Kurt Gödel, Adèle a su démontrer, tout au long de sa vie, qu'elle était indispensable et que, sans elle, le talent de son mari n'aurait pas pu s'épanouir. Un talent qui, malgré tout, a rongé un homme et qui l'a, elle aussi, consumé au prix d'intenses souffrances.
J'ai beaucoup admiré, pendant ma lecture, le dévouement d'Adèle. J'ai souvent détesté Kurt qui, aveuglé par les mathématiques et obnubilé par sa seule personne, fait preuve de tant d'ingratitude envers son épouse. J'ai apprécié le combat d'Anna contre la mélancolie et la tristesse d'une vie médiocre, paumée. Ces trois personnages malheureux, vivant dans un monde étranger et un époque qui n'est pas la leur, m'ont profondément émue.
Un style sincère Yannick Grannec met en scène le destin de ces personnages hors du commun avec une sincérité touchante. Plus vivants que jamais, les protagonistes invitent le lecteur à être témoin de leur existence. L'auteur est proche de ses personnages, principaux comme secondaires (Albert Einstein est plus vrai que nature), et admet s'être laissée aller à quelques éléments de pure fiction. Pour autant, le roman, très documenté, a bien la teneur d'une biographie, celle d'Adèle. Rehaussé d'un style admirable, La Déesse des petites victoires est un ouvrage bouleversant, à lire absolument.
La Déesse des petites victoires de Yannick Grannec, Editions Anne Carrière, 2012, 463 pages
Je remercie chaleureusement les éditions Pocket qui m'ont fait parvenir ce roman dans le cadre du Club des blogueurs Pocket.