Edward Hopper ou l'envers du décor

Publié le 09 octobre 2012 par Lauravanelcoytte
Par Valérie Duponchelle Mis à jour le 08/10/2012 à 17:01 | publié le 07/10/2012 à 16:18 Nighthawks (détail) d'Edward Hopper." />Nighthawks (détail) d'Edward Hopper." title="Edward Hopper ou l'envers du décor" />Nighthawks (détail) d'Edward Hopper." border="0" />
Nighthawks (détail) d'Edward Hopper. Crédits photo : © The Art Institute of Chicago
  •   C'est l'événement de la rentrée. Enfin, à Paris, une grande rétrospective - excellente - du peintre américain.

Hopper? Un grand taiseux se cache derrière ce nom champêtre qui fleure bon l'Amérique la plus wasp, la vallée de l'Hudson ­River peuplée de descendants de huguenots et de Hollandais d'où vient cet observateur-né, élevé dans la stricte morale baptiste. Sa légende se limite souvent à son patronyme et à quelques icônes qui ont traversé les cercles les plus érudits et le public le plus large. Le seul nom de Hopper évoque, en un flash, tout un monde clos de peinture nette, de nuit verte, d'architecture ensoleillée, de lumière crayeuse, de nus froids comme la pierre, de solitude sans fin, de silence. Edward Hopper est devenu synonyme de mélancolie à deux, de ville empoisonnée, de temps suspendu, de bizarrerie ordinaire.

La rétrospective au Grand Palais lui rend sa chair, torturée et coupable, son apprentissage français, son goût du grand soleil, son esprit maniaque qui lui faisait annoter ses dessins préparatoires comme de vrais procès-verbaux, factuels et sans émoi (Edward Hopper, de l'œuvre au croquis, Éditions Prisma). Le beau portrait qu'en fit son compatriote le photographe Arnold Newman, dans son atelier à New York en novembre 1941, le transforme ipso facto en un de ses personnages tristes, costume et cravate sombres de deuil, cigarette comme seul péché flagrant, regard perdu vers un coin hors cadre. Quand Hopper peint son Autoportrait, entre 1925 et 1930, sur fond gris clair, la couleur intense de sa chemise - ce bleu atlantique qu'il affectionne - renvoie au bleu de ses yeux de lointain Européen. Son visage bonhomme rappelle alors, par sa bonne mine, celui de Jean Renoir, cinéaste de La Règle du jeu, «drame gai»de 1939.

Paradis perdu

Ce drôle de petit tableau presque campagnard ouvre la partie majestueuse de la rétrospective où se succèdent les icônes de Hopper, Nighthawks , Morning Sun, Hotel Room, presque toutes au rendez-vous de Paris. «Il y a deux fois plus d'œuvres ici qu'à l'exposition de Madrid», se félicite le commissaire Didier Ottinger, qui a su rendre à la peinture de Hopper, trop claire pour être limpide, sa force singulière et ses fréquentations bohèmes. Avec une belle intelligence et une scénographie enfin épurée, l'exposition reconstruit en une longue suite de tableaux, entrecoupée de petits salons d'aquarelles et de gravures, le cheminement de cet Américain parti à la recherche de l'art et de lui-même à Paris. Esprit différent, il dépassait là, dit-il, la simple idée du Grand Tour cher à Henry James et ses héros bien élevés. Question d'expérience personnelle, de regard obstiné, de travail et de prédestination.

À l'été 2010, la Fondation de l'Hermitage, à Lausanne, avait déjà esquissé la méthode de Hopper en étudiant ses périodes parisiennes et en confrontant ses incroyables dessins préparatoires aux huiles finales. Au Grand Palais, voilà encore un Américain à Paris, mais il n'est plus seul. En 1906, le jeune étranger de 24 ans se rend au Salon d'automne. Un an auparavant, les fauves sont passés par là et ont changé le décor. Homme de l'Hudson River et des larges fleuves du Nouveau Monde, Hopper regarde la Seine, ses péniches lourdes, ses quais industrieux, le Louvre, ses façades noires et ses statues grises, et leur peintre au flou post-impressionniste, Albert Marquet. Il affectionne les rues étroites, l'horizon plat de la vieille ville sauvée par l'objectif d'Eugène Atget, zoome sur les places vues d'en haut de Pissarro et se concentre sur les escaliers sombres du vieux Saint-Germain-des-Prés (Stair-way at 48 rue de Lille, petite huile sur bois déjà très Hopper, 1906).

Et la chair? Voilà un peintre qui regarde la tradition hollandaise du siècle d'or, les femmes statuesques en leurs intérieurs bien rangés, mais aussi Vallotton (Femme nue se regardant dans une psyché), Degas et tout le théâtre de la vie. Il voit, mais garde son quant-à-soi, l'art d'une certaine distance. Quand il retourne en Amérique, cet esprit plein d'Europe et d'avant-garde ne tombe pas dans la célébration des temps modernes, de ses buildings, de son culte de la consommation et autres vices urbains, analyse Didier Ottinger. La ville maléfique contre la quiétude de l'Amérique originelle? Il y a de l'Enfer et du Paradis perdu dans ce contraste sourd que l'on ressent presque toujours devant Hopper, de Morning in a City (1944) à People in the Sun, 1960, de Sea Watchers (1952) au merveilleux Gas (1940). Le doux et le menaçant s'entremêlent dans ces compositions de plus en plus géométriques où la couleur apporte la vie, par blocs. La ­lumière crue si particulière de New York blanchit les corps jusqu'au vert, mais fait rosir la pierre, comme la peau douce.

VIDÉO BFMTV - Rétrospective Hopper au Grand Palais:

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«Edward Hopper», du 10 octobre
au 28 janvier, Grand Palais, Paris VIIIe. Catalogue RMN-GP, 45 €. www.grandpalais.fr


Alain Cueff: «Un peintre qui se méfie des émotions»

INTERVIEW- Historien de l'art, Alain Cueff publie Edward Hopper. Entractes (Flammarion), qui est à la fois un portrait de l'artiste américain, une analyse originale de son œuvre et une enquête sur son influence. Tout amateur d'art se doit de posséder ce livre dans sa bibliothèque.

LE FIGARO. - On présente souvent Hopper comme le peintre de l'Amérique. Peut-on le résumer à cela?

Alain CUEFF. -Hopper est l'héritier d'une tradition réaliste américaine qui doit beaucoup à des peintres de la fin du XIXe siècle comme Thomas Eakins ou Winslow Homer. Mais il s'est aussi largement inspiré d'Édouard Manet et d'Edgar Degas, pour s'en tenir à deux artistes français qu'il a pu admirer au cours de ses séjours parisiens dans les années 1910. Il trouve ses sujets dans l'Amérique de son temps, les traite avec une économie remarquable, mais il forge sa vision sous un horizon bien plus vaste. Il est avant tout un peintre des temps modernes, en grande partie façonnés par l'Amérique, des temps qui sont aussi les nôtres.

Néanmoins, il a beaucoup influencé notre vision des États-Unis. Aurait-elle été différente sans lui?

Il a laissé à d'autres le soin d'exalter une nation héroïque et triomphante, et s'est aussi détourné du pittoresque et des visions grandioses de New York qui caractérisaient l'art de ses aînés. Il a préféré s'intéresser à la société anonyme de l'Amérique, celle d'individus ordinaires égarés dans les passages construits pour eux: appartements et hôtels sans qualités, bureaux et bars ordinaires, théâtres aux décors surannés, banlieues pratiquement désertes. En même temps, il a dépeint ce quotidien si banal avec une distance qui en fait ressortir le caractère dramatique.

On a également fait de lui un pape de l'existentialisme. N'est-ce pas là aussi réducteur?

Très tôt, la critique a privilégié dans son œuvre les thèmes de la solitude, de l'aliénation, de la mélancolie, du désarroi d'individus qui apparaissent en effet hébétés, comme privés de destin, prisonniers de gestes sans conclusion possible. Hopper lui-même a regretté cette lecture qui n'est pas entièrement fausse mais qui tourne parfois à la caricature. Son point de vue intègre aussi une ironie, un humour parfois sarcastique. Ce serait dommage de passer à côté de cet aspect.

Qu'expriment les personnages de ses tableaux?

Hopper évitait soigneusement de leur prêter une quelconque psychologie et de les enfermer dans des anecdotes. Presque tous les protagonistes de son théâtre offrent des visages fermés, très peu détaillés. Et vous n'en croiserez jamais le regard, sauf le sien, dans l'Autoportrait de 1925-30, et en 1957 celui d'une voyageuse dans un motel. Ils regardent toujours ailleurs, vers un lointain indéfinissable, parfois brutalement borné par le mur d'une cour. On a le sentiment, irrésistible, que les femmes - bien plus nombreuses que les hommes dans son œuvre - sont refermées sur elles-mêmes, absentes au monde qui les entoure.

Vous qualifiez Hopper de «dernier puritain». Qu'entendez-vous par là?

Le Dernier Puritain est le titre d'un roman de George Santayana que Hopper a lu très attentivement. Il indique un rapport critique à cette variante de l'esprit protestant qui a profondément marqué sa jeunesse, et qui se caractérise entre autres par un rapport frontal à la «dure réalité», pour reprendre le mot de l'un de ses amis, et par une certaine méfiance à l'égard des émotions, de la jouissance esthétique, des images. Méfiance qui pourtant n'est pas incompatible avec la fascination qu'elles exercent. C'est peut-être cette ambivalence qui explique la tension qui anime sa peinture et la force qui s'en dégage.

Que symbolise la lumière dans ses tableaux? Dieu?

Ce qui est frappant, c'est la géométrisation de la lumière naturelle quand elle se précipite par les fenêtres dans les intérieurs, sa visibilité en tant que telle, on pourrait même dire: son indépendance. Hopper n'est en rien un mystique: la lumière est celle du soleil et on peut difficilement la qualifier de divine.

Son influence sur le cinéma est colossale. Hitchcock aurait-il existé sans Hopper?

Il existe bon nombre de coïncidences troublantes entre le cinéma de l'un et la peinture de l'autre: des architectures, des situations, des cadrages. Et une même interrogation sur les conditions du voyeurisme - comme on le sait, cette question est au centre de Fenêtre sur cour, film qui peut être compris comme un commentaire sur l'œuvre du peintre, qui a beaucoup fréquenté les salles obscures dès l'époque du muet. Hitchcock, pour sa part, concevait son art en termes plastiques et cultivait un sens du détail si bien servi par le suspense haletant de ses scénarios.

Quel tableau vous fascine le plus?

L'un des derniers, Sun in an Empty Room, décor précaire où n'intervient aucune figure humaine et où triomphe la seule lumière. Un générique de fin.

Edward Hopper. Entractes, d'Alain Cueff, 271 pages, 20 €, Éditions Flammarion.

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Par Valérie Duponchelle
Grand reporter service Culture,   http://www.lefigaro.fr/arts-expositions/2012/10/07/03015-...