Bal tragique à la Bastoche
Episode 3
Un commissaire sur des charbons ardents
L’article du Petit Parisien n’avait pas non plus échappé au commissaire Boissard. A sa lecture, il sentit poindre les emmerdements. Émile Laplume n’était pas un banal pisse-copie. Tous les flics de Paris savaient que quand il se mêlait d’une affaire, il ne lâchait rien. Trois jours s’étaient écoulés depuis que Baptiste s’était fait assaisonner et il n’avait pas avancé d’un pouce. Ce n’était pas faute de connaitre le quartier ! Il y était arrivé au tournant du siècle, en pleine affaire Dreyfus. Il avait fait ses premières armes en défendant les juifs de la rue des Rosiers contre les bandes de nationalistes excités. Il avait réussi à maintenir un calme relatif dans son secteur grâce à un mélange de fermeté et de diplomatie. Qu’aurait-il faire d’autre ? Sûrement pas éradiquer la délinquance avec ses maigres troupes. Il arrivait tout juste à éviter que ne dégénèrent les bagarres d’après bal. Plus qu’agacé par cette enquête qui n’avançait pas, il convoqua sur-le-champ Marin et Jourdan, ses deux adjoints. Les deux inspecteurs étaient les parfaits opposés tant au physique qu’au mental. Marin n’avait pas trente ans, mais déjà des rondeurs et une calvitie précoce. Dans le quartier, tous les bougnats connaissaient son coup de fourchette légendaire. Il était connu pour sa rigueur et sa ténacité, mais aussi pour son humanité profonde, ce qui lui permettait de recueillir parfois les confidences les plus inattendues. Jourdan approchait la soixantaine. Grand, sec comme un coup de trique, son visage était aussi plat que celui de Marin était replet. Toujours tiré à quatre épingles, une fine moustache soigneusement entretenue lui donnait un air sévère savamment calculé. Si Marin n’avait pas son pareil pour dénicher des indices, il était imbattable dans leur analyse et la mise en relation de faits apparemment sans rapport. Les deux hommes n’étaient en rien liés par une amitié indéfectible, mais par une estime réciproque. Quand les deux inspecteurs furent installés en face de lui, Boissard leur tendit le journal.
- Lisez ceci, messieurs. Ça devrait vous inciter à faire preuve d’un peu plus de zèle.
Marin poussa un grognement.
- On va l’avoir sur le dos, patron.
- Bien dit, Marin. Alors, où en êtes-vous ?
- A dire vrai, pas très loin. Le crime a eu lieu à quatre heures du matin. Les rues étaient désertes. Les noctambules des beaux quartiers avaient déserté les bals et ceux qui travaillent n’étaient pas encore levés.
- Donc, pas de témoin oculaire ?
- Aucun, à part deux amoureux qui se bécotaient à l’angle du passage Louis-Philippe.
- Par conséquent, ils n’ont rien vu.
- Si, un homme qui repartait tranquillement après les coups de feu.
- Autant dire rien !
- Pas tout à fait, intervint Jourdan. Cela démontre que nous sommes en présence d’un assassin doté d’un certain sang-froid, donc d’un professionnel. Un amateur se serait enfui à toutes jambes.
Boissard ne parut pas convaincu par la démonstration. Comme le coup semblait soigneusement préparé, sans doute de longue date, un amateur aurait pu avoir l’aplomb nécessaire. Néanmoins, il se garda de contredire son inspecteur.
- Admettons Jourdan, cela nous laisse encore des centaines de suspects. Il n’y a rien à espérer du côté de l’examen des balles.
- Elles ont, sans doute, pu être tirées par des milliers d’armes.
Boissard leva les yeux au ciel !
- Bien entendu, on ne lui a rien volé ? Cela exclut au moins le crime crapuleux. Il ne vous reste donc que deux voies possibles : le hasard ou la vengeance.
Jourdan reprit la parole.
- Si je peux me permettre, patron. Je crois que nous pouvons exclure la première, sauf si nous sommes en présence d’un fou qui tue au petit bonheur.
Marin avança prudemment.
- Ce n’est peut-être pas impossible.
- Certes, mais le pistolet n’est pas l’arme préférée de ces gens-là, répliqua Jourdan.
- Conclusion, messieurs, il ne nous reste qu’à envisager la vengeance ou le règlement de compte. Vous savez ce que cela signifie.
Les deux inspecteurs ne le savaient que trop bien. Ils allaient devoir décortiquer la vie de ce pauvre Baptiste, interroger des centaines de témoins, vérifier des dizaines d’alibis, sans avoir l’assurance d’y dénicher des résultats probants.
- J’ai un début, patron. J’ai essayé de dresser la liste de ceux qui étaient chez Bousca durant la soirée, enfin des personnes connues des patrons ou des serveurs.
- Des gens connus ?
- Oui patron, il y a avait du beau linge, notamment la belle Otero[1] !
- Ce quartier m’étonnera toujours. Quand je vois les files de landaus qui envahissent la rue de Lappe. Je me demande toujours ce que viennent chercher ici les gens fortunés.
Jourdan répliqua.
- Le frisson, patron, le frisson !
- Vous avez interrogé le propriétaire, Marin ?
- J’ai pensé que vous voudriez vous en charger, patron. Je l’ai convoqué pour onze heures.
- Parfait, Marin. Je veux que vous me dressiez un panorama complet du déroulement de la soirée. Je veux connaître le moindre incident. Essayez de savoir aussi s’il y avait des clients nouveaux ce soir-là. Jourdan, vous allez fouiller plus précisément les relations de Charbonnier. Il avait la réputation d’être un Don Juan
- Vous voulez voir la liste de ses conquêtes avant que je ne commence à les interroger ?
- Ce serait mieux, surtout s’il s’avérait que Baptiste a emballé aussi dans la haute. Vérifiez également si les Apaches[2] se sont tenus tranquilles cette nuit-là.
- Je ne les vois pas impliqués dans cette affaire. Ces individus-là attaquent en bande, plutôt à l’arme blanche, sans compter qu’ils n’auraient sûrement pas abandonné le portefeuille.
- D’accord, nous explorerons cette piste dans un deuxième temps. Monsieur Laplume ne pourra plus écrire qu’on se désintéresse de ce crime !
[1]Chanteuse et danseuse de cabaret et grande courtisane de la Belle Époque.
[2]Les Apaches (Bandes des Apaches ou Gang des Apaches) sont un gang du Paris de la Belle Époque.