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"Ils se mettaient nus à grands gestes désordonnés..."

Publié le 29 mars 2008 par Rogerroger
En l’an 2000, un jeune auteur inconnu, Marc Victor, publiait un roman chez L’Harmattan, « Kanitha ». Les tribulations du héros, le Suisse Axel Lamura, étaient librement inspirées de la vie de Roger Roger, alors trafiquant de rubis entre Cambodge et Thaïlande.
Extraits.
« Stigmate de combats antérieurs, un petit bourrelet barrait finement la figure du boxeur au short rouge, prenant naissance au coin de son œil droit, elle suivait l’arête du nez pour mourir sur la pommette, sillon viril sur ce visage efféminé. Tout son corps dégageait une impression complexe faite, tout à la fois, de force et de fragilité : dans ses articulations, ses os, ses ligaments, jusque dans chacun de ses gestes et chacune de ses expressions. Juste avant de frapper, une moue surprenante affleurait sur son visage, moue de détermination mêlée de désinvolture, tel le sourire d’un adulte jeune et déjà résigné. « Deux arcs souples et puissants formés, l’un à droite, l’autre à gauche par la partie antérieure de la cuisse, l’aine, la sangle abdominale et les pectoraux. Le maigre tout en os, en lames : bord de l’omoplate, crête épinière, côtes, rebord thoracique, crête iliaque… Le costaud, mon préféré, champ d’étude plus vaste : bien découplé, des courbes, des ondes, lanières tendues, duretés, articulations sèches, serrées dans leurs ligaments… Epine dorsale calée entre deux beaux talus musculaires. Les fessiers ramassés comme deux petits ballons de rugby. Les boxeurs se mettent à manœuvrer le compas des jambes du partenaire, expérimentent les limites du corps, forcent les jointures et les fentes. Les mains s’enfouissent. Des tendons résistent, des gaines se distordent. Plus ils se caressent et moins ils savent. Ils essayent d’autres touchers, d’autres cavités secrètes… Une jeune fille se joint à eux. Elle ressemble à Kanitha. Avec la peau plus blanche encore et les cheveux blonds. Ils coincent ses formes, plus moelleuses, fraîches, entre leurs corps luisants, ils contemplent sa chair innervée de la lumière des néons, étudient les nappes duveteuses qui couvrent tout son corps en tourbillons et épis. […] Et… »
« Elle n’est pas ici. » Axel sursauta. Cet homme se mouvait comme un reptile. »
« Une jeune créature boudeuse, mi-homme mi-femme, s’était assise à côté de lui et regardait vaguement le match de boxe. […] Elle humecta ses lèvres colorées, dans son verre, qu’elle tenait avec trois doigts. Axel était dans un état de grande confusion, comme il ne l’avait pas été depuis longtemps. Il s’enorgueillissait de maîtriser ses affects en toute situation, comme il aimait le croire. Il avait par exemple, dans le passé, rompu ses liaisons chaque fois qu’il se sentait menacé par un débordement de sentiments. Aujourd’hui, il ne savait plus. Le frère qui lui avait raconté une histoire, cette drôle de fille qui en évoquait vaguement une autre. Il aimait la vérité, les faits bien nets. Depuis qu’il avait rencontré [Kanitha], tout dérapait désespérément. […] Axel observait du coin de l’œil les implants mammaires de l’homme-femme. « 200 cm3 de silicone » songea-t-il, en se demandant s’il n’avait pas également des tendances à la globophilie. […] « De l’argent ! » l’interrompit Meow. « Il n’y a que l’argent, pour prouver son affection ! Ou des cadeaux, à la rigueur… De l’or surtout. Mais attention, pas une montre, c’est très mauvais, ça. C’est nous rappeler que nous sommes parfois en retard » suggéra-t-elle, se mettant fièrement dans le camp des filles. […] Il refusa l’invite du travesti à poursuivre la soirée dans une boîte spécialisée et s’éloigna, agité, sombre. Il se disait […] qu’entre attachement dramatique et détachement pathologique, il espérait trouver un jour le juste milieu. […] Il se demandait, également, d’où lui venait le trouble évident qu’il avait commencé à ressentir en présence d’une personne à l’identité sexuelle des plus indéterminées. »
« Déjà la nuit s’insinuait dans la chambre silencieuse. De lointaines pétarades de motocyclettes évitaient à Lamura de sombrer dans la déréliction la plus totale. Ses deux amis dormaient, l’abandonnant à cette torpeur de fin d’après-midi. […] Axel avait vaguement saisi son walkman, mais il laissa tomber, Manset commençait à le déprimer. Sur le lit, côte à côte, comme exposés pour un concours de beauté : deux dos. Nus, obscurs. Un peu de chair pour apaiser la solitude du Suisse. Il n’était pas dans les habitudes de Kanitha d’en dévoiler trop à la fois, et dans un dernier réflexe, avant de s’endormir, elle avait ramené le drap sur la courbe de ses reins. « Elle a vraisemblablement deviné mon inclinaison maladive » pensa Axel. Elle avait couvert son frère, de peur que les yeux frustrés du farang ne se rabattent sur ses mâles fesses. Cruel ! Mais il restait les dos, et les nuques, que la nuit déjà enveloppait. Il fit un geste en direction de l’interrupteur et mit fin à la pénombre. La lumière paisible du lampadaire, si elle avait donné vie à ces anatomies, fut en revanche impuissante à effacer une ombre insistante que la crinière de Kanitha, roulée sur le côté, jetait encore sous l’occiput, au creux de ce nid duveteux qui était selon Lamura l’autre planète majeure, après la lune, de la galaxie féminine postérieure. Axel passait parfois de longues minutes la joue posée sur la peau toute lisse du bas du dos de la jeune fille qui, oubliait sa pudeur, regardait la télévision totalement nue, allongée sur le ventre, éclatant de rire à tout propos, ce qui donnait un aspect des plus chaotiques à leur position. […] Recroquevillé sur un mol oreiller, Phil exhibait des omoplates ouvertes comme des moignons d’ailes. Son dos n’était que saillies et creux, collinettes, passages et renfoncements. Sa sœur, elle, donnait dans les méplats, plaines et plateaux aux lignes indolentes. « Humus onctueux, sans que disparaissent toutefois linéaments osseux et musculaires, discrètes ondulations souterraines. L’ensemble a plus d’ampleur, plus de profondeur que l’échine du gamin et appelle des palpations cliniques, des attouchements scrupuleux, des promenades sans fin… » »
« Il pleuvait sur Sihanoukville. Pas des trombes d’eau, la saison de la mousson, celle qui venait de l’océan Indien, n’avait pas encore commencé, mais une pluie fine, comme souvent dans cette région côtière du Cambodge. Sihanoukville la mélancolique, grande presqu’île entre le massif des Cardamomes et la chaîne de l’Eléphant, parsemée de collinettes herbeuses et de cuvettes désertes, de longues rues bordées de tamariniers, de palmiers aréquiers et de flamboyants, de chemins creux, de bicoques et de villas délabrées, une bourgade – la quatrième ville du pays – entourée de jolies plages un peu mornes, avec son port aux allures de « musée des plus vieux bateaux du monde », et avec ses pêcheurs d’origine malaise.
Lamura eut en arrivant, brièvement, des réminiscences landaises, faites de souvenirs de séjours hors saison dans une station balnéaire française, Hossegor, le sentiment que la ville et sa tristesse lui appartenaient, pour n’en rien faire, si ce n’était errer de lieux abandonnés en places vides. Plus rien n’avait d’importance, plus personne ne tenait vraiment à lui, et c’était peut-être mieux ainsi, marcher des heures sur des plages sans fin, vierges, sable humide, dur, mouettes aux cris désespérés, vagues qui éclataient sur la grève dans un grondement sourd. Baignés dans d’aqueuses bouffées, loin de tout, sans histoire, main dans la main, seulement sous la pluie chaude de ce pays étranger, sous d’aimables cocotiers, la peau humide et brûlante, ses yeux d’eau et de feu. Kanitha portait sa petite robe rouge. Des nuages défilaient au-dessus de l’île de Koh Pos, en face du bout de plage où ils s’étaient isolés.
Dans l’obscurité d’un crépuscule qui semblait en avance sur l’heure, ils se mettaient nus à grands gestes désordonnés, comme des adolescents fiévreux, prêts à en découdre, avec ce que l’autre tentait encore de préserver, et, rapaces affamés, arrachaient avec une précision instinctive les derniers lambeaux de pudeur. Kanitha, avec humour, cachait encore ce qu’elle avait de plus intime en mettant en avant ses seins lourds. Les rires libérateurs accompagnant leurs maladresses volontaires firent place à une complicité qui allait permettre de jouer une partie ultime, difficile. Il n’y avait plus de sable, il n’y avait plus de vent chaud ni de ciel ni de mer, plus de Cambodge ni de souvenirs obsédants, comme pouvait l’être la fin perpétuellement rejouée d’un monde heureux, il n’y avait plus que ces ouvertures de la chair et de l’esprit, offertes et reprises sans cesse, par lesquelles on essayait de voler le plaisir de l’autre, et de donner le plus possible tant qu’il en était encore temps. »
« Axel Lamura était fatigué. Par cette nuit sans sommeil, mais aussi par toute cette histoire compliquée, cet attachement illogique, cette fuite sans fin. […] Mais, en fait, il en était persuadé depuis longtemps déjà, cette nuit même l’idée était devenue évidente, alors qu’il survolait un Cambodge noir et silencieux : pour éviter à tout prix ce mal sournois qui le minait, pour ne pas alourdir la facture, celle qu’on finit toujours par présenter à ceux qui ne savaient pas aimer, qui aimaient trop, mal, ou pas assez, il avait décidé qu’avec Kanitha, ce ne serait plus le même scénario, mais seulement l’amour au long cours, le véritable amour, qu’elle soit vendue, payer pour le faire souffrir à petit feu, pour l’étrangler dans leurs draps, pendant son sommeil, ou alors qu’il l’enlaçait tendrement, comme tous les matins. […]
« Tue-moi Kanitha, abandonne-moi, venge toutes celles que j’ai fait souffrir, parce que cela fait des années et des années, depuis toujours si je me souviens bien, que je me bats, totalement seul, contre moi-même, et que c’est fini aujourd’hui, depuis précisément aujourd’hui, et cela quoi qu’il arrive. » »
« Les rizières sont encore sèches. Le vert domine cependant, des arbres, des bosquets, des bananiers, une épaisse bambouseraie. Un petit ponton débouche sur un trou d’eau dans lequel des enfants, petits et nus comme des têtards, glissent sur le dos d’un vieux buffle indulgent. […] Je scrute l’horizon, les bouquets de palmiers à sucre – les thnots – aux troncs interminables coiffés d’une ramure en houppe effilée. Il se met à pleuvoir, quelques gouttes, les premières de la saison. Qui me trouverait là ? Au bout de ce dédale de chemins qui serpentent dans cette campagne monotone. Personne ne me cherche, d’ailleurs. […] Plus rien à perdre, douce armure. Culte des amours disparues. Conscience claire. Territoire de douleur, territoire de mémoire. D’instants présents arrachés avec les dents, jour après jour, et ce goût plus incertain de liberté et de paix. En bas, dans un bout de miroir cloué à un tronc, un jeune homme presque nu admire ses muscles de pirate, sans jamais se lasser. Un vent léger s’est levé, soulevant comme des jupes les palmes d’un bouquet de cocotiers qui borde la maison. Une tribu de grenouilles s’organise en chorale. Il y a le village, il y a le cosmos. […] Je souris. J’observe le garçon, qui malgré la nuit tombée, poursuit sa séance d’autocélébration. La flemme d’une bougie grave sur sa peau sombre de fins reflets incandescents. Il vient d’avoir vingt ans et ses longs cheveux lui donnent, de loin, des allures de fille. De loin seulement, en approchant, il est difficile de s’y tromper, toutes les parties de son corps sont de pierre. Tellement douces au toucher. Des pectoraux gonflés comme des seins. Qui sont-ils, ceux qui partagent ma vie ? Ils me font bien rire, et ce n’est déjà pas si mal. […] Le ciel est sombre, rien ne vient quand on l’attend et les châtiments se succèdent. Dans la pénombre, adossée à une planche de la maison, une silhouette bouge, doucement. Une longue main blanche, qu’elle tenait serrée contre sa poitrine, apparaît, comme pour saisir un bout de nuit. Elle expire et pour la première fois depuis de longues minutes, se fait entendre. Souffle triste, résolu. Un souffle de fantôme.
« Kanitha ? » »

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