Il y a bien des années, nous avons lu Tête de Turc, ce formidable bouquin du journaliste Günter Wallraff qui avait changé d'identité, se maquillant même, pour vivre dans les mêmes conditions qu'un travailleur immigré en Allemagne. Il a pu décrire les boulots très ingrats et mal payés, l'absence de droits sociaux, le mépris social et racial.
« Il est décontamineur. C'est à la fois une sorte de sauveur de l'humanité et de robot de ménage géant, qui nettoie le monde de sa radioactivité. Dans les centrales, il traque le rayon comme une bête invisible. Et l'uranium étant indestructible, il le dilue, l'oxyde, le filtre, le déplace, le rince à coups de jets sous pression, de chiffons, de brosses, d'ultrasons et de solutions chimiques qui vous tueraient un troupeau de bison. Le décontamineur est l'un des super héros qui hantent l'industrie nucléaire. »
Il fera les pires boulots mais renoncera à suivre ses compagnons d'infortune dans les centrales nucléaires. En quelque sorte, Un homme jetable de Aude Walkers reprend le fil du récit là où Tête de Turc s'arrête.
« Je veux être une des stars de l'arrêt de tranche. ceux qu'on admire et qu'on plaint dans un même élan. Ceux qui on a peur et qu'on remercie de faire le sale boulot à notre place. Ceux qui prennent des risques, des doses : ceux qui évoluent au plus près du cœur du réacteur. »
Le narrateur est un chômeur d'une vingtaine d'années qui par défaut et par inconscience - bien qu'il connaisse les dangers - devient un forçat de l'atome. En sa compagnie, le lecteur découvre le monde des travailleurs précaires du nucléaire qui vivent toute l'année en camping, migrant de site en site, parfois en famille, au gré des arrêts de tranche; les boulots pénibles et dangereux, voire périlleux quand il s'agit d'effectuer des missions de quelques minutes au cœur du réacteur; les abus de l'encadrement d'EDF au mépris des normes censées protéger la santé de ces travailleurs. Incidemment, le lecteur apprend que depuis la privatisation, la sécurité pâtit...
« Son cancer s'est déclaré plus de quinze ans après un accident, un truc chimique qui a fui, je ne sais plus dans quelle centrale. Son cancer n'est pas reconnu comme maladie professionnelle parce qu'au-delà de dix ans, un accident du travail, c'est comme s'il n'avait jamais existé. D'autant que la société d'intérim qui l'a embauché n'existe plus. »
Ce récit décrit aussi une tragique aventure humaine, la solidarité, la lutte, la fierté d'accomplir des missions si dangereuses pour protéger la sécurité du pays, et l'urgence aussi de brûler la vie. L'inconscience également de passer outre les doses maximales de radiation en contournant les contrôles avec la complicité des autorités...
« J'étudie l'évolution des statuts sociaux dans le domaine du nucléaire. Et le tableau est plutôt moisi. Depuis la privatisation, les inégalités entre les agents EDF et les employés des agences d'intérim sont légion. Surtout quand il s'agit de maladie. J'apprends aussi que pour faire reconnaitre une maladie comme étant professionnelle, les agents EDF ont accès à des commissions d'appel auxquelles des ouvriers comme Fernand ne peuvent prétendre. »
C'est également le destin tragique du coéquipier et ami du narrateur, un travailleur déclassé en raison de son rôle prépondérant dans les luttes pour obtenir des droits indispensables à ses camaradess. Un homme jetable jette une lumière crue sur un domaine qui est à la fois idéalisé et sanctuarisé, la sécurité nucléaire.
Un livre haletant et passionnant.