Gallimard, Collection folio bilingue, 2012.
Traduit de l’italien par Pierre Laroche.
Préface, notes et révision de traduction par Mario Fusco.
Lecture d’Angèle Paoli
RIPENESS IS ALL
Essayiste, traducteur et directeur de collection, Mario Fusco vient de faire paraître, dans la collection Folio bilingue de Gallimard (Livre de Poche), L’Idole et autres récits. Les trois nouvelles rassemblées dans ce volume ont été écrites par Pavese dans la période la plus féconde de sa vie, au cours des dix années qui ont précédé la mort de l'écrivain, de 1939 à 1950. D’inspiration en apparence très différente, ces trois nouvelles sont l’occasion pour Pavese de mettre en place des micro-sociétés dont il va observer et analyser les rouages à partir des thèmes qui lui sont chers. Dans une langue naturelle d’une grande fluidité, Pavese explore « l’ensauvagement » de la vie et des hommes ― Nuit de fête, Le Blouson de cuir, l’inadaptation au monde et le rejet qui en découle ― Le Blouson de cuir, L’Idole ― , l’inaccessibilité du bonheur ― Nuit de fête, Le Blouson de cuir, L’Idole. Mais aussi « l’amitié avec un homme plus fort, plus mûr, plus homme » dans l’admirable récit du Blouson de cuir.
Pavese choisit la campagne des Langhe et ses chères collines pour situer l’action de Nuit de fête dont la tension dramatique est soutenue par l’omniprésence d'images auditives. Marqué par le roman noir américain ― je pense en particulier au Facteur sonne toujours deux fois (1934) de James M. Cain, repris par Visconti dans Ossessione (1943) ― , le récit fluvial Le Blouson de cuir ― qui fait aussi penser, par certains aspects à Partie de campagne de Jean Renoir (1936) ― prend les rives du Sangone (affluent du Pô) comme témoin du drame qui va se dérouler dans le petit monde ordinaire de la « baraque de l’embarcadère ». Seule la nouvelle de L’Idole se déroule en ville ― Turin, puis Milan puis à nouveau Turin ― dans le monde clos d’une maison de prostitution ou au cours des mornes déambulations dans les rues de la ville.
Si Mario Fusco a jugé intéressant et opportun de rassembler ces trois nouvelles dans un même ouvrage, c’est sans doute pour répondre au souci de Pavese d’atteindre, au-delà de la diversité des personnages et de leur histoire, « la logique unitaire de la forme p;». Peut-être aussi pour tenter de rejoindre, à travers cette même diversité, l’unité symbolique d’un nouveau triptyque qu’un fil conducteur imperceptible parcourt, d’un récit à l’autre. Il m’a semblé en effet que, pour chacun des trois textes, un leitmotiv particulier guidait la composition, en structurait le déroulement, créant ainsi une partition particulière, à la fois familière et inattendue. Mais toujours singulière, qui fait que le lecteur reconnaît d’emblée la voix de Pavese, une voix-monolithe qui fait résonner les accents et les notes du fameux « noyau dur » cher à Martin Rueff.
Ainsi, dans le troisième récit, L’Idole, Guido, le narrateur et amant idolâtre de Mina, assiège-t-il sans cesse la jeune prostituée de ses supplications : « épouse-moi »/« je veux t’épouser ». Différentes variantes de ces intimations jalonnent le récit, ponctuent les rencontres des deux amants, rythment leur dialogue :
« Arrête donc et marions-nous »./« Mais épouse-moi, Mina, cesse cette vie »
« Et toi, pourquoi ne veux-tu pas m’épouser ? ».
Ou, un peu plus loin :
« C’est parce que je vois la vie que tu mènes que je veux t’épouser ».
À ces demandes insistantes, obsessionnellement réitérées, Manuela (nom de prostituée de Mina) répond en traitant son amant de « gamin ». En lui reprochant ses « enfantillages », Mina renvoie le jeune homme à son inadaptation, à ce qui est pour elle son manque d’expérience et son immaturité. L’exaspération que suscite chez Mina l’extrême douleur exprimée par le visage de Guido, fait dire à la jeune femme : « Tu vois, et tu voulais m’épouser ». Expression en négatif de celles qui reviennent dans la bouche de Guido. Aux injures silencieuses d’un Guido à la torture, Mina répond par le reproche, accentuant sans cesse davantage le fossé qui sépare les deux amants. Poussé à bout par sa passion aveugle et par la jalousie qui l’aiguillonne, Guido ne sait qu’inventer pour persuader l’« impitoyable et adorée » de le prendre pour époux. Dans son désir de se rapprocher de la femme aimée, de se rendre disponible pour elle, il commet l’irréparable. La folie d’abandonner son travail. Épuisant peu à peu ses ressources, le représentant de commerce se trouve bientôt à court d’argent.
« Tu n’es qu’un gamin, Guido. Pourquoi ne retournes-tu pas à ton travail ? », lui reproche Mina. « Je n’ai plus de travail », lui répond Guido. Ce nouveau motif donne un argument fort à Mina qui lui annonce tout de go qu’elle va épouser l’ingénieur, « un bon client » !
Renvoyé par Mina à l’incapacité qui est la sienne de se comporter en adulte, désormais réduit à la misère et à la plus grande des solitudes, le jeune homme est hanté par l’image du couple de Mina et de l’ingénieur :
« Je pensais à Mina et à son mari comme à deux êtres adultes qui ont un secret : un gamin ne peut que les regarder de loin en ignorant les joies et les douleurs qui composent leur vie. »
Convaincu qu’il n’est qu’un « gamin », Guido vieillit, à jamais exclu du monde adulte et de ses jeux inaccessibles.
Dans Nuit de fête, le premier des trois récits rassemblés dans cet ouvrage, le leitmotiv qui guide le cheminement de l’action ― une action retenue à l’extrême et qui frôle, l’espace d’un instant, la tragédie ― est la musique, dans toute la gamme de ses variations. Jusqu’au dernier point d’orgue que suit le silence. Associée au « chant grêle » et incessant des grillons, aux bourdonnements des voix qui montent dans la nuit d’été, au vacarme de la fête qui franchit les collines, la musique tantôt jaillit par explosion, « à la fois limpide et étouffée », tantôt s’estompe pour laisser place à une « voix puissante », surgie d’on ne sait où, puis, plus près, aux gémissements des dormeurs qui s’agitent sur leur paillasse. Pour les enfants prisonniers du misérable univers rural dans lequel ils évoluent, la vraie vie est ailleurs, au-delà des collines qui forment frontière. Inaccessibles collines d’où s’échappent les rumeurs de la fête. Pour Biscione, le plus maltraité des élèves du « Padre Supérieur », mais aussi le plus lucide et le plus rebelle, la tentation est grande de prendre la fuite. Et peut-être aussi, dans la noirceur hallucinée de la nuit et dans le vacarme des grillons, d’en finir, d’un coup de serpe, avec le « Padre ».
« Biscione se pencha à l’intérieur et il lui sembla qu’il n’entendait rien dans cette obscurité. Les grillons chantaient à tue-tête. On n’entendait rien d’autre. « Si les grillons ne le réveillent pas, personne ne peut le réveiller. Pourvu que les ivrognes ne se mettent pas à crier maintenant. »
Du monde extérieur de la fête qui bat son plein pendant cette chaude nuit de la Saint-Roch, de l’autre côté des collines, seules parviennent des bribes apportées par le vent. Mais bribes suffisamment enivrantes pour donner aux hôtes de la ferme-école ― et au Professeur ― une idée de nuit avinée et de réjouissances débridées auxquelles les va-nu-pieds n’auront pas droit. Sous la férule du Padre ― pour qui la fête est signe de « bien mauvais vent », de mauvaises fréquentations et de mauvaise vie ―, ils n’auront d’autre réjouissance que la corvée de nettoyage des tinettes, leurs noires éclaboussures et leur puanteur, le sifflement des balais et des taloches. Il y a quelque chose de la fascination sauvage et primitive dans ce rituel autour du tonneau dont les gamins, armés de branchages et de balais, fouettent la merde. Une bien étrange fête, à vrai dire, qui ne laisse pas insensible le Professeur et le gagne en profondeur :
« Des bouffées presque liquides, presque palpitantes, de cette puanteur arrivaient jusqu’aux nez du Professeur, et il sentait sa tête tourner, ses yeux et son nez le piquaient, au loin la musique résonnait et il était pris d’une envie de se déchausser, de se déshabiller, de se jeter lui aussi, la barbiche au vent, au milieu des éclaboussures, de sauter et de crier. Mais il ne cilla pas... »
Au fur et à mesure qu’avance la soirée, la musique change de timbre, se fait dense et surréelle, comme les collines d’où elles naissent :
« Les collines étaient noires et lointaines, derrière le frémissement des mûriers de l’autre côté de la butte. Les éclats de musique arrivaient maintenant aériens, fréquents, tourbillonnant dans l’air tranquille, se libérant dans le ciel du tumulte, de la fougue et du vin dont ils étaient nés, un son pur et surhumain comme celui du vent. »
Spectateur énigmatique et distancié du microcosme de la ferme, le Professeur (le double de Pavese ?), déjà enivré par les effluves malodorants des tinettes, rejoindra seul les collines (ellipse du récit). Et, sans que nul ne soupçonne son escapade, participera de l’ébriété générale. Plus tard, dans la lueur naissante de l’aube, alors même que le calme s’est étendu sur les Langhe, le Professeur, sensible à la poésie originelle du monde, confie au Padre des bribes de sa méditation : la paix et le silence de cette nuit de la Saint-Roch, il ne les a pas cherchés, confie-t-il. Ils sont venus à lui. Avec la fraîcheur de l’aube, « les grillons ont cessé de chanter. »
Second récit proposé par le recueil des trois nouvelles de L’Idole, Le Blouson de cuir fait partie des nouvelles rassemblées dans Vacance d’Août (Feria d’Agosto). Écrit en 1945 et publié après la mort de Pavese, Le Blouson de cuir constitue, par synecdoque, le leitmotiv du récit qui se déroule aux abords du fleuve. Tandis que le vêtement fait le lien entre les différents personnages qui fréquentent la « baraque de l’embarcadère », le récit analeptique (retour en arrière) du Blouson de cuir passe par le regard du jeune Pino. Grand admirateur de Ceresa à qui il espère ressembler un jour, le garçon vit dans l’aura du batelier une forme de bonheur. Jusqu’à l’arrivée de Nora. La magie des matinées de pêche s’en trouve brisée. Pino fait l’expérience, chaque jour plus précise, de la méchanceté de Nora, de sa bêtise et de sa légèreté. Et mesure chaque jour davantage le progrès du malheur de Ceresa. Enfant défavorisé et inadapté, méprisé et rudoyé par la nouvelle « patronne », Pino tente de déchiffrer, dans l’imbroglio relationnel qui se tisse autour de la jeune femme, les signes que s’échangent les amants et de comprendre les jeux auxquels se livre Nora.
D’abord signe d’appartenance de Ceresa, le vêtement est symbole de virilité du batelier qui endosse son blouson de cuir à même la peau.
« En dessous, il était toujours torse nu et il me disait que si je vivais au bord du Pô, quand je serais grand j’aurais des muscles comme lui... »
Plus tard, quelque temps après l’arrivée de Nora, Ceresa « agitait la fermeture Éclair de son blouson comme si c’était un éventail et Nora clignait des deux yeux et regardait la fermeture en riant. »
Tombé entre les mains de Nora, le blouson poursuit par mimétisme son rôle de gadget sexuel. En rejoignant le lit de son amant blond et musclé, et en endossant à son tour son « cuir » directement sur son maillot de bain rouge (du même rouge que sa robe), la belle servante, devenue en peu de temps la « patronne » de la baraque, passe de maîtresse du lieu à maîtresse de certains de ses habitués. Le blouson se révèle être une seconde peau pour celui/celle qui le porte à cru, s’appropriant du même coup la force et la sensualité de Ceresa. Ainsi de Nora dont le pouvoir et l’assurance se trouvent implicitement décuplés par les possibilités que lui offre le blouson de cuir de son amant.
« Elle ouvrit la fermeture Éclair de son blouson. J’aperçus qu’en dessous il y avait de la chair nue, quelque chose de blanc avec des taches ; elle n’avait pas son maillot. Elle referma tout de suite. »
La façon dont Nora joue de sa nouvelle tenue ne laisse pas inactifs les habitués du débarcadère. Parmi eux, un soldat émoustillé se saisit de la situation :
« Le soldat mit la main sur la fermeture du blouson et dit en riant : "Il faut aérer." C’était un Napolitain. »
D’une sortie en barque à l’autre, la tension érotique s’intensifie. Témoin silencieux de ce manège, Pino vit « Nora se pencher sur la table et le soldat tendre la main comme l’autre jour, mais cette fois il descendit la fermeture et Nora, inclinée, riait elle aussi. » Le narrateur assiste, impuissant et malheureux mais de plus en plus lucide et éclairé, à cette comédie. Confusément d’abord, Pino comprend que ce qui se trame autour de Nora est contraire à l’attente de Ceresa. Le « gamin » mal dégrossi découvre peu à peu tout l’éventail des sentiments humains dont il ignorait jusqu’alors la nature. Tromperies, disputes, jalousie conduiront au drame final. Drame ordinaire de la jalousie, à l’issue duquel le fameux blouson tombe entre les mains de la mère Pina, qui le jette sur ses épaules quand il pleut. « Mais il ne suffit pas de porter un blouson de cuir pour savoir diriger un embarcadère », pense Pino. La gérante de l’auberge est trop vieille et le charme du blouson de cuir est rompu. Il est loin désormais le temps où Ceresa, un jour d’orage, s’était séparé de son vêtement pour le glisser sur les épaules de son jeune compagnon de pêche.
« La maturité est tout », écrira Pavese en exergue de son dernier roman La Lune et les feux. « Ripeness is all ». Empruntée au Roi Lear, l’épigraphe shakespearienne, souvent reprise par l’écrivain italien, dit la hantise de Pavese d’accéder à la maturité, « la douloureuse impossibilité de se construire et de s’affirmer » dans un relation adulte pleinement assumée et partagée. Or le monde des adultes est impitoyable. Vacance et vanité renvoient sans cesse le héros pavésien à sa marginalité. Avec, pour unique issue, le désespoir et la souffrance. Reste la « poésie-récit » des fables de Cesare Pavese, poésie qui agit à la manière d’un philtre lent dans les veines du lecteur.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
CESARE PAVESE
Image, G.AdC
■ Cesare Pavese
sur Terres de femmes ▼
→ 9 septembre 1908 | Naissance de Cesare Pavese
→ Cesare Pavese dans la collection Quarto (note de lecture d’AP)
→ Lavorare stanca (+ courte notice bio-bibliographique)
→ Semplicità
→ Tu as un sang, une haleine
→ Jean-Pierre Ferrini, Le Pays de Pavese (note de lecture d’AP)
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