LE MONDE |18.10.2012 à 15h39
Par Claire Guillot
Mais à quoi donc pensait Gustave Le Gray lorsqu'il a photographié, vers 1851, un vulgaire râteau tombé au fond d'un jardin, devant un mur au crépi douteux ?
Difficile de trouver un sujet plus banal ou un décor moins palpitant. L'auteur est pourtant celui qui a signé les célèbres "Marines", ces icônes qui battent régulièrement les records dans les salles de vente. Et le photographe phare du XIXe siècle tenait visiblement à cette image, épreuve unique qu'il a tirée avec soin. Si l'on en croit l'exposition "Modernisme ou modernité, les photographes du cercle Gustave le Gray" présentée au Petit Palais, c'est justement ce refus du grandiose et du pittoresque qui fait de Gustave le Gray, et de tous ceux qu'il a formés, des précurseurs de la modernité.
Il faut quelque culot pour oser rapprocher les oeuvres des "primitifs" de la photographie et celles du contemporain Jean-Marc Bustamante. C'est ce que font pourtant les commissaires Anne de Mondenard et Marc Pagneux dans les essais du riche catalogue publié chez Actes Sud.
Au Petit Palais, la démonstration est menée tambour battant, en 157 tirages rares ou inédits, et fait mouche. Peu s'étaient intéressés jusqu'ici à l'atelier de Gustave Le Gray. Les commissaires ont été capables d'identifier une "bande de joyeux drilles", c'est-à-dire une cinquantaine de photographes qui ont suivi, plus ou moins longtemps, les leçons du maître dans sa grande maison de la barrière de Clichy. Certains sont connus, comme Charles Nègre, Henri Le Secq, d'autres beaucoup moins.
Artiste visionnaire et chimiste de génie, Gustave Le Gray va enseigner les dernières techniques à ses élèves, mais aussi jeter les bases d'un courant esthétique. "Dans les années 1850 à 1860, ces gens ont inventé un nouveau langage visuel, qui annonce la Nouvelle Vision des années 1920", résume Marc Pagneux.
L'affirmation est assez radicale. Jusqu'ici, on pensait que le premier mouvement artistique, en photographie, était le pictorialisme : à la fin du XIXe siècle, certains, comme Robert Demachy, avaient cru pouvoir élever la photographie en imitant la peinture. Mais c'est exactement le contraire que font les élèves de Le Gray : le choix de sujets triviaux, l'intérêt pour les lignes géométriques, l'importance du vide, le jeu sur les différents plans et le brouillage de l'échelle les éloignent au contraire des références picturales antérieures.
LE FRÈRE DE NADAR RÉHABILITÉ
La preuve est ici en images. Quand Auguste Salzmann photographie l'enceinte du temple de Jérusalem, au lieu de centrer sur son sujet, il crée une image minimaliste en plaçant la pelouse dans l'avant-plan, coupant sa composition dans le sens de la longueur. Quand Firmin-Eugène Le Dien photographie l'aqueduc de Salerne en 1853, il empile trois plans dans le même cadre, au point que le regard s'y perd. Olympe Aguado, lui, n'hésite pas à photographier ses sujets de dos, délaissant son motif principal pour se concentrer sur les matières des vêtements.
Autant de "leçons" de modernité qu'ils ont apprises du maître : ce dernier ouvre l'exposition avec huit icônes remarquables, où il n'hésite pas à frôler l'abstraction ou à photographier une scène de bataille où on ne voit rien.
Le parcours, organisé par thèmes - le sujet, le tirage, le photographique -, sans souci chronologique, force d'abord à regarder ces oeuvres pour leur composition, ce qui est stimulant pour des oeuvres historiques. Mais l'ensemble est aussi un plaisir pour les yeux : les tirages sont splendides, car le perfectionniste Le Gray avait une réputation de "gâcheur" de matériel et a transmis à ses élèves son goût pour les tirages de grand format, aux détails soignés. Seule la partie qui veut faire des photographes des précurseurs du travail en série s'avère moins convaincante - peut-être faute de montrer assez d'exemples.
La fin de l'exposition consacre quelques belles salles à plusieurs auteurs du cercle de Le Gray que les dernières recherches ont mis en lumière. Ainsi Alphonse Delaunay, récemment découvert lors d'une vente aux enchères. Ou John Beasley Greene, mort à vingt-quatre ans, qui semble plus intéressé par les ombres que par les monuments qu'il photographie. Henri Le Secq signe des paysages dépouillés absolument saisissants.
Mais la plus grande surprise vient d'Adrien Tournachon : la postérité a fait du frère de Nadar, le célèbre portraitiste, un photographe commercial et un rejeton maudit. Les deux commissaires, preuves à l'appui, lui réattribuent ici nombre d'icônes. Les expériences de Duchenne de Boulogne, et même le célèbre portrait de Nerval pris juste avant sa mort, seraient de lui. "Nous avons retrouvé les traces d'un procès dans lequel Adrien attaque un journal qui l'a publié sans lui verser des droits", explique Marc Pagneux. Il était temps de rendre à Tournachon ce qui était à Nadar.
La présentation de l'exposition sur le site Web du Petit Palais : www.petitpalais.paris.fr
Modernisme ou modernité : les photographes du cercle de Gustave Le Gray (1850-1860). Petit Palais. Avenue Winston-Churchill - 75008 Paris. Tél. : 01-53-43-40-00 Jusqu'au 6 janvier 2013. Du mardi au dimanche de 10 heures à 18 heures, le jeudi jusqu'à 20 heures. 6 €. Catalogue éd. Actes Sud, 408 p., 69 euros.
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