La tentation de l’égalitarisme

Publié le 19 octobre 2012 par Lauravanelcoytte
Par Alain Duhamel

C’est le fil invisible qui relie les réflexes d’une partie de la gauche : la tentation de l’égalitarisme émerge irrésistiblement des choix gouvernementaux et des initiatives parlementaires en ce moment. Le plus spectaculaire, le plus théâtral même, se concentre dans la méthode fiscale ; non seulement la priorité est donnée à l’augmentation des impôts sur la baisse des dépenses (beaucoup d’économistes considèrent pourtant que cela handicape davantage la croissance) ; non seulement les grandes entreprises, principale force du secteur privé français, sont délibérément visées, bien plus que les PME ; non seulement les contribuables les plus riches voient soudain, ce qui est nettement plus logique, s’abattre sur eux une pluie d’impôts et de taxes supplémentaires (ISF, droits de succession, tranche supplémentaire de l’impôt sur le revenu, célèbres 75%, etc.) mais on voit sourdre de partout le désir d’aller plus loin, d’émonder systématiquement les différences.


Il n’y a pratiquement pas de domaine où ne surgisse la proposition de prélèvements supplémentaires sur les plus privilégiés, qu’il s’agisse de la santé (faut-il les exclure de la prise en charge des pathologies lourdes ?) ; de l’éducation (faut-il des droits d’inscription plus élevés ?) ; du logement (faut-il taxer les revenus des propriétaires de leur logement ?). Plus : même si le marché de l’art français n’y résisterait pas un an, le rapporteur général du budget a proposé d’inclure tableaux et meubles précieux dans l’ISF (il a fallu l’intervention du Premier ministre pour enterrer ce projet). Et il fut aussi un temps question d’une demi-redevance télé pour les résidences secondaires…

Les Français n’aiment pas les riches, exècrent les grosses fortunes, vouent les banquiers aux gémonies et infligeraient volontiers aux chefs d’entreprise le supplice du pilori. A leurs yeux, la richesse est foncièrement antidémocratique, toute inégalité devient une injustice et même le talent, à lire certain, n’est que le reflet d’une anomalie de la société. A cette aune-là, l’égalité tourne vite à l’égalitarisme. Exagération ? Pas du tout. Que l’on considère par exemple les réformes pédagogiques envisagées pour l’enseignement public. Il faudrait mettre fin, pour le primaire, au travail à la maison parce que les parents sont inégalement armés pour aider leurs enfants et que l’école de la République doit être égalitaire. Outre l’hypocrisie d’une mesure qui serait évidemment tournée, cela revient à instaurer une égalité par le bas, puisque jamais après 16 h 30, l’instituteur le plus dévoué ne pourra se démultiplier en vingt ou vingt-cinq exemplaires. La suppression hypothétique des notes, voire des redoublements, procède des mêmes préjugés. Faut-il, au nom d’un égalitarisme chimérique, couper le lien d’autorité entre l’enseignant, détenteur du savoir, et l’élève, accédant au savoir ? Faut-il cesser d’encourager le mérite et d’alarmer sur les retards ou les faiblesses ? Supprimer les redoublements constitue peut-être une meilleure solution pour l’élève défaillant mais pour la classe qui devra par exemple absorber en 6e des élèves ne maîtrisant ni la lecture ni l’écriture, est-ce un progrès ou un handicap ? Tout cela, bien sûr, afin d’observer la religion d’une égalité introuvable des ressources intellectuelles et, a fortiori, culturelles.

Sur un tout autre plan, le mariage homosexuel et l’adoption qui l’accompagne, faut-il les défendre comme c’est le cas au nom de l’égalité ou bien au nom de la liberté ? Pourquoi vouloir qu’en matière de mœurs, de culture, de morale, l’égalitarisme se balance au-dessus de l’égalité comme une éternelle épée de Damoclès bien française ? Pourquoi faut-il vivre dans tous les domaines, l’économie en tête, l’égalité comme un remords obsessionnel et l’égalitarisme comme un correctif salutaire ? Avec le Danemark, la France est le pays au monde dont les dépenses publiques et les transferts sociaux sont les plus lourds. Que d’énormes inégalités subsistent (femmes, immigrés, précaires), c’est l’évidence et cela devrait constituer la priorité. Que la culture de gauche ait pris racine dans l’humus égalitaire, c’est une réalité historique. Mais aujourd’hui, après plus de deux siècles, pourquoi ne pas valoriser à l’expérience la solidarité plutôt que l’égalité, le volontarisme social plutôt que le réflexe égalitariste ? Et pourquoi ne pas oser se demander si justement, alors que la France a perdu six places en deux ans au palmarès de la compétitivité, l’égalitarisme n’est pas un frein économique, culturel, donc social, la solidarité constituant au contraire l’instrument d’une promotion collective ?

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