Quarante-cinq jours sans rien écrire

Publié le 30 mars 2008 par Ali Devine

Le 25 février, je suis sur la plage de Batz-sur-Mer. Allongé sur le sable, au pied d'un mur de pierre, je savoure la chaleur insolite en cette saison. Mon fils cherche des crevettes dans les flaques, ma femme est là, à mes côtés, avec un deuxième enfant astucieusement rangé dans son ventre. J'ai très bien mangé chez nos amis. Le cidre était bon. Deux semaines de vacances s'ouvrent devant moi.
J'attrape une insolation.
Et ensuite, je suis patraque pendant deux semaines. Je n'ai rien de grave, mais à la question maintes fois posée "alors, comment vas-tu ?", je ne peux que répondre : "comme une merde." Par quelle malédiction faut-il que je tombe toujours malade pendant mes congés ? J'en ai parlé à mes collègues et beaucoup d'entre eux sont dans le même cas : le stress, la fatigue, les petits bobos refoulés pendant la période scolaire refont surface dans les premiers jours de nos vacances, que l'on passe souvent alité.
Et je suis déprimé par cet énorme, cet inépuisable paquet de copies qui m'arrache des cris de consternation chaque fois que j'en corrige quelques-unes. Je lis des extraits à ma femme et elle me demande :
"Pourquoi fais-tu ce métier ?
-Bah, il faut bien que quelqu'un le fasse...
-Mais pourquoi toi ?
-Bon, les copies sont vraiment consternantes, enfin pas toutes, mais beaucoup quand même... D'un autre côté, on a une paie acceptable, de longues vacances...
-Ecoute, si tu veux que je te dise le fond de ma pensée, les vacances, ce n'est pas vraiment un argument. Tu tombes malade à tous les coups ou presque et tu ramènes toujours du travail à la maison. Et la paie, elle n'est pas si importante que ça, pour un boulot qui te déprime autant.
-Tu veux que je te fasse le couplet habituel sur l'expérience humaine, le sentiment d'être vraiment utile à quelque chose, les bons élèves qui-nous-paient-de-toutes-nos-fatigues ?
-Non, ce n'est pas la peine, non.
-Eh ben écoute, je sais pas alors. Je crois qu'en fait, c'est juste que je ne sais rien faire d'autre.
-Mais bien sûr que si ! Il suffirait que tu te donnes la peine d'essayer !"
Mouais...
Jusqu'au 9 mars, je consacre mon peu de forces à la campagne des élections municipales. Mes camarades me soupçonnent d'invoquer une maladie diplomatique pour ne pas avoir à aller avec eux coller des affiches en pleine nuit, avec la certitude absolue qu'elle seront arrachées huit heures plus tard, ou distribuer sous la pluie des tracts mal foutus à des gens qui n'en veulent pas. Ma foi, qu'ils croient ce qu'ils veulent. A deux semaines du premier tour, j'en suis arrivé à la conclusion qu'une campagne électorale, vécue de l'intérieur, est une chose ennuyeuse et fatigante. J'ai hâte que tout ça finisse.

Le 9 mars au soir, je suis exaucé : nos principaux adversaires sont élus au premier tour et nous récoltons quant à nous 11 % des voix et deux élus au futur conseil municipal. Mais ce n'est pas du tout une veste, c'est au contraire un résultat qui nous ouvre des perspectives magnifiques, car nous serons tout au long de la mandature une opposition constructive et active, etc. Notre tête de liste pense déjà à la revanche et veut me confier toute sorte de missions. L'une d'elles est la création d'une feuille mensuelle d'information politique. Tâche lourde, au succès douteux, et finalement peu glorieuse : son objectif principal est de nous rapporter des sous via les publicités des commerçants locaux.
Je ne sais pas comment me dégager de tout ça.
A la rentrée, plusieurs collègues remarquent que je n'ai pas bonne mine. La veille, j'ai tenu un bureau de vote de sept heures et demie du matin à onze heures du soir, et en rentrant chez moi j'ai encore passé beaucoup de temps sur Internet pour consulter les résultats nationaux. Il pleut. Ma crève joue les prolongations. Je n'ai pas terminé de corriger les copies. Mes préparations de cours sont faibles. Ma motivation est proche de zéro. La principale adjointe veut me dire un mot.
"Monsieur Devine, j'ai complètement oublié de vous le rappeler, mais c'est aujourd'hui que l'élève de troisième vient voir vos cours. Vous vous en souveniez ?
-Non, pour vous dire la vérité, ça m'était complètement sorti de l'esprit. Mais ça ne fait rien, qu'elle vienne."
Avant les vacances, j'avais accepté d'accueillir une jeune fille qui se destine au professorat et qui demandait à faire chez nous le traditionnel stage professionnel de la classe de troisième. Elle est elle-même scolarisée dans un bon collège du XIXe, à Paris, mais avec un certain courage elle a voulu se familiariser avec les réalités les plus pénibles du métier ; c'est pourquoi elle est venue chez nous.
Elle est jolie, polie, s'habille avec discrétion, parle à voix basse. Elle s'appelle Aurore. J'ai un peu honte de ce qu'elle voit.
Assise au fond de la classe, Aurore prend beaucoup de notes. Les autres élèves, perplexes, m'ont posé quelques questions à son sujet ("Eh msieu, c'est l'inspectrice ou quoi ?") mais ils n'ont pas essayé d'entrer en contact direct avec elle. Elle doit leur paraître trop bizarre. C'est une étrangère. J'essaie d'imaginer ce qu'elle écrit.
Bcp élèves pas de matériel. Qqes-uns pas de cahier, ou pas de livre, ou pas de trousse, ou les 3. Plusieurs élèves perdu photocop distribuée la veille. Qd prof tourne dos, projectiles. Qd prof tourné vers classe, élèves bavardent entre eux. Qd prof interroge un élève, autres parasitent échange jusqu'à ce que déconcentrat° complète. Ex. : qd Ismaïl interrogé, provocat° jusqu'à ce que Ismaïl -> insultes. Prof calme (pcq ambiance habituelle de la classe ?) malgré 1 exclusion de cours et 2 heures de colle. Cours diff ; pas bcp d'explicat°s. Qd carte de la Gde-Bret., élèves garçons commencent conversat° sur foot. Inarrêtables. Fin d'heure : classe sale, élèves traînent, rient malgré punitions.
Je discute un peu avec elle à la fin du cours. "Ce doit être très différent de ce que vous connaissez ? -Oui", dit-elle avec un sourire compatissant. Je l'aime bien. Je redoute, et j'espère, que son stage à Staincy la détourne de ce métier de con.
Réorientat° : police, armée, justice des mineurs, médecine légale.

C'est la récréation de dix heures, et comme il pleut à verse, les élèves ont été autorisés à se réfugier dans le hall. Ils sont surexcités, courent dans toutes les directions, se bousculent, hurlent, savourent le désordre. Je m'arrête un instant au beau milieu de ce tohu-bohu. J'ai l'impression d'être un explorateur tombé en pleine célébration tribale du printemps revenu ; là-bas, peut-être, de l'eau chauffe dans une marmite, n'attendant que ma chair.
Ils sont vraiment nombreux. A quoi bon tous ces gens ?
En mars 2007, le principal du collège, content de mon travail, augmentait ma note administrative d'un point. Jugeant le fait anormal, le rectorat ramenait l'augmentation à un demi-point. Le principal écrivit alors une lettre justificative. Le rectorat s'inclina. Je découvre aujourd'hui que le ministère, au terme d'une opération de "péréquation" générale des notes des enseignants, m'a repris un demi-point. Cette petite ruse a eu lieu le 1er juillet dernier, à un moment où je n'étais évidemment pas sur mes gardes. Si je veux protester, il faut que j'aille devant la justice administrative. Un peu écoeuré, je lâche l'affaire.
(Pour les non-spécialistes, je précise que l'intérêt du Ministère, dans cette affaire, est de ralentir la progression de carrière des enseignants et donc celle de leur rémunération.)
Par ailleurs, un poste de professeur d'histoire-géographie disparaîtra sans doute à Djerzinski l'an prochain. Nous devrons faire des heures sup' ou emmerder un TZR.
Ainsi se revalorise notre profession.
Je croise Tariq Touami en salle des profs.
"Salut Ali, ça va ?
-Je nage dans le bonheur, et j'attends que quelqu'un me lance une bouée. Et toi ?
-Pareil. Dis, j'ai revu Aurore...
-Non ! Tu la connais ?
-Bien sûr, c'est la fille de ma kiné.
-Ah, eh ben tu lui passeras le bonjour. Et tu lui diras que je l'ai trouvée très sympathique.
-Tu sais, ça lui a beaucoup plu, le stage qu'elle a fait dans ta classe.
-C'est pas possible. Tu me chambres, là.
-Absolument pas. C'est sa mère qui a voulu qu'elle vienne faire son stage ici, en pensant que ça la dissuaderait. En revenant, elle a dit deux choses : la première, que tu es fou de faire ce métier ; la deuxième, qu'elle veut faire le même."
Je suis fier mais je ne sais pas si je dois.