Il y a dans la réédition de cette "fiction épistolaire" du psychanalyste Jacques Nassif publiée en 1999 chez Erès, un agréable parfum de cette résistance toute freudienne teintée à la fois de modestie et d’humour : malgré sa dédicace, celle d’un analyste se disant "très concerné par ce qui se passe en Belgique", l’auteur ne peut ignorer la portée plus générale de son propos. L'analyse n'a pas de frontière: du cas italien avec la loi 56/89 dite Ossicini à celui de la France avec le décret controversé sur les psychothérapies, cet échange de lettres réel ou supposé, auquel s’ajoutent dans cette nouvelle publication, trois missives inédites, s’élève efficacement contre les risques et les menaces, "relayés par une actualité brûlante", qui pèsent sur la pratique de la psychanalyse.
Sinon sur la "psychanalyse elle-même" comme en écho à l’un des écrits les plus didactiques de Sigmund Freud. Au cours du printemps 1926, Freud avait déjà rédigé un opuscule sur la question des "analystes non médecins", sous la forme d’un dialogue imaginaire "avec un interlocuteur impartial" en vue de défendre et d’illustrer la psychanalyse dans son principe fondamental : une méthode originale de traitement des souffrances psychiques irréductible à la médecine, sinon à d’autres sciences soucieuses d’une captation larvée ou d’une annexion pure et simple de son domaine d’activités. "La psychanalyse est une", son savoir est "autre" et "pluriel", rappelle Michel Schneider dans un appendice exigeant à l’ouvrage de Freud (La question de l’analyse profane, Folio Essais, n°318, 1998, Préface de J.-B. Pontalis). Si elle sait s’en tenir à ses principes essentiels -l’inconscient, la sexualité infantile et le refoulement- l’analyse pourrait encore avoir de beaux jours devant elle.
On ne saurait toutefois blâmer la vigilance de Jacques Nassif qui consacre, quant à lui, sa filiation freudienne dès le prologue: il se fait fort de "compliquer la tâche des éventuels enquêteurs" sur l’identification de son interlocutrice tout comme Freud, après avoir détruit plusieurs de ses manuscrits en avril 1885, s’en amusait à propos de ses "futurs biographes" (Amine Azar, La confession dédaigneuse de Sigmund Freud, Bulletin volant n°2007-0919, ‘Ashtarout, Août 2011).
Finement suggérées ou plus manifestes, mais favorisant toujours la vulgarisation intelligente de sa pensée, les réflexions du clinicien de Bruxelles et de Barcelone ne laissent rien passer au fil de ces presque deux-cents pages: en premier lieu, la place de la psychanalyse au regard des autres "savoirs", sinon celui du maître Lacan "aux énonciations fulgurantes" mais aussi "aux énoncés parfois ambigus sinon contradictoires", tandis qu’il regrette les "redondants commentaires ratiocinants" de certains de ses élèves. A l’instar de Freud qui rappelait, dans son ouvrage précité, que le "médecin acquiert à l’École de médecine une formation qui est à peu près le contraire de ce dont il aurait besoin pour se préparer à la psychanalyse", l’auteur replace aussi avec justesse la perspective thérapeutique, celle qui "ne doit pas tuer la science" disait Freud. Il tape ici sur les analystes qui requièrent des protocoles contractuels dignes d’une "nouvelle perversion", là sur les "directeurs de conscience" usurpant comme aux États-Unis le "nom de la pratique accréditant l’existence de l’inconscient", tout en dénonçant au passage "la forfanterie" qui consiste dans certaines universités à décerner des "doctorats de psychanalyse".
Outre "l’obligation pour l’analyste de se faire analyser à fond pour se rendre capable", comme le rappelait Freud, "d’accueillir sans parti pris le matériel analytique", le fondateur des Cartels constituants de l’analyse freudienne admet les nombreuses "voies", les "saints" et les "chapelles" qui mènent à la psychanalyse: une tolérance sur les multiples passages peut-être pas inutile "étant donné l’excessive solitude dans laquelle un psychanalyste exerce son ministère".
Le dispositif traditionnel du divan et du fauteuil vise toujours à "épurer la parole de toutes les adhérences qu’elle entretient avec le regard" et à faire "entendre ce qui se dit derrière toute demande": un décentrement – "détour", "pas de côté" dit Jacques Nassif dans des formules non dénuées de pythagorisme – qu’implique la démarche analytique afin de permettre à l’âme de l’analysant "de tourner un peu moins autour d’elle-même et un peu plus autour du soleil". Alors que la lecture du dialogue produit peu à peu ses effets sur Julie à l’image d’un "involontaire psychique" lié au phénomène palpable du transfert, la redoutable question financière se dilue elle aussi et l’argent devient plus que l’argent à mesure que se constitue "l’espace-temps" de la séance et que les premiers "déclics" transférentiels provoquent leurs effets dans la réalité.
Dans son ultime épilogue qu’il signe de son "vrai nom", Jacques Nassif dit préférer au "semblant des titres", "l’effectivité de l’acte": retour goethéen à l’interprétation, processus chargé d’éthique et placé au cœur d’une liberté en devenir du sujet. Sans celui de l’analysant, le désir de l’analyste ne vaut pas grand-chose: en témoigne à l’issue de ses conversations avec Julie, le patronyme retrouvé et assumé par l’auteur.