De l'apprentissage du dessin 24

Publié le 24 octobre 2012 par Headless

« On ne devrait lire que les livres qui nous piquent et nous mordent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d'un coup de poing sur le crâne à quoi bon le lire ? » Franz Kafka

Le dessin devrait être lui aussi l'équivalent d'un coup de poing, d'un choc crée sur notre attention flottante. Un bon dessin nous sort de la torpeur, mais comment le peut-il et pourquoi le devrait-il?

Le dessin engage la vision et tout ce qui va avec : le regard, le regardé, le regardant . Et à trop voir on ne voit plus rien, on ne sait plus regarder. Le monde est pris dans un grand bruit, où l'on voit souvent sans voir. L'attention n'est pas toujours là. Surtout à une époque où l'oeil est sur-excité, sur-sollicité (pubs, écrans, enseignes au néon). C'est à s'en aveugler, à hypnotiser le regard par des reflets de surface. Il faudrait voir en profondeur, ce qui demande pas mal de calme et de temps dans une société qui en manque beaucoup (de temps et de calme).

La vision est une expérience profonde car elle engage tous les aspects de l'être (de l'enfance de sa mémoire, depuis l'émotion des premières visions jusqu'à la maturité de l'âge). Ce n'est pas banal : c'est la rencontre entre la vérité de soi et celle du monde, d'un instant, d'un autre soi. Mais cet évènement peut-être raté, masqué, voilé par les habitudes. Un bon dessin c'est déjà un instant d'expérience profonde vécue par son auteur (un moment de concentration, d'inspiration, de révélation). Le bon spectateur revivra cet instant par la vision de ce "spectacle". Il est en puissance dans le dessin qui le contient. C'est une magie propre à toute forme d'art : l'auteur se révèle dans et par sa tâche qui révèle ensuite d'autres personnes à elles-mêmes qui reconnaissent là comme un véritable reflet d'eux-mêmes (c'est vrai en lisant un livre, regardant un tableau, écoutant une musique...). C'est l'essence de toute culture : faire l'expérience de la profondeur et de la densité des choses, se sentir en union avec la vision d'un autre. Le reste est (mauvaise) littérature. Et dans une culture qui manque de culture, ou d'humanité et de profondeur, c'est un devoir de résistance que de chercher plus loin, prendre son temps, être attentif.

Crever le dur cuir des apparences, des habitudes est libérateur, révélateur. Cela nous ouvre à une dimension plus grande de la réalité et de nous-mêmes. "Crever" est un geste violent, car il est difficile d'aller contre les habitudes, les routines, les raccourcis, les facilités, l'agréable, l'utile. Il faut s'évertuer à créer de l'inutile, de l'imprévu, du poétique. Sortir parfois du rang, donner des coups de pieds, des baffes pour la beauté du geste. Sinon ceux qui cherchent à faire de nous de simples consommateurs de formes interchangeables et vides ont gagné. Nous ne sommes plus si humains.

Le dessin n'a pas besoin d'être utilitaire ou utilisé, il a sa propre raison d'être dans le partage d'une émotion, celle de voir.

Comment le dessinateur peut-il frapper l'attention, se sortir lui-même du sommeil? (Je pense à ce dessin de Topor!)

Il ne le fera pas par hasard. Une oeuvre frappera parce que l'auteur veut gratter là où ça fait mal ou parce qu'elle vient des profondeurs (et on distingue vite la différence entre une émotion authentique et les simili-émotions du marketing), d'un vécu, d'une réflexion concentrée sur soi ou sur le monde.

Dessiner (filmer, écrire, composer) prend du temps, du silence, de la concentration. Si la concentration est bien orientée, on aboutit à un résultat fertile pour soi et pour les autres, qui va planter une graîne dans la tête, percer une brèche. Plus un auteur se respecte et respecte ce qu'il fait, plus son spectateur se sentira respecté et touché. Si on fait de l'alimentaire avec le dégoût de ce que l'on fait, pour qui on le fait, à cause de quoi ou de qui on le fait, il y aura une nourriture infertile et indigeste à l'autre bout (parce que même l'alimentaire peut parfois être fait avec art et goût). Un artiste doit être un peu comme le clochard qui est en marge et qui observe, qui prend ce temps d'être attentif, en retrait, hors du bruit du monde.

Donc pour faire un dessin qui pique et qui morde, il faut se piquer et se mordre soi-même. Sortir de celui que le monde veut que l'on soit (parce qu'on ne rencontrera jamais ce type qui n'existe pas) et faire ce que l'on sent. Si on est sincère avec soi, il y a des chances de produire une oeuvre sincère. Si on apprend à tricher avec le monde, on s'y perd. On n'a qu'une existence, il faut savoir ce que l'on veut. Il faut briser le miroir, casser le vernis, se surprendre soi-même.

Kafka l'a fait, par une double vie, après ses heures de bureau. On nous dira que c'est du temps perdu. On essaie de nous le faire payer d'une manière ou d'une autre mais c'est aussi pour ça qu'on nous paye un jour très cher : parce qu'on crée quelque chose d'inutile et par-là même d'indispensable que la société ne peut pas nous offrir. L'intention cachée derrière chacun de nos gestes, traits, lignes porte toujours ses fruits.