De l'apprentissage du dessin 25

Publié le 29 octobre 2012 par Headless


L'indessinable

Si l'on dessine par le biais des outils traditionnels (plume, pinceau, crayon, feutre, fusain...) on restera toujours dans un même registre de formes et de traces, celles permises par ces mêmes outils. Bien sûr, ce champ de possibilités est déjà immense et il y a déjà là tant à faire puisqu'on peut aussi les mélanger entre eux, les utiliser dans tel ou tel style (chargé ou épuré, stylisé ou réaliste). Mais le dessinateur peut aussi enrichir son champ d'action et la richesse de sa pratique en ayant recours à l'indessinable.

Comment dessiner avec de l'indessinable? Il y a ce que l’on peut dessiner (ce que l’on a en tête et qu’on veut plaquer sur la feuille) et ce que l’on ne peut pas dessiner et qui pourtant pourrait enrichir le dessin.

Il m’arrive, en atelier, de voir quelqu’un se lancer dans une reproduction laborieuse (disons les feuilles d’un arbre) alors qu’une empreinte (avec un chiffon, une éponge…) restituerait cela aussi bien et en un seul geste. La forme aléatoire que prend elle-même une empreinte, une trace, une tache n’est pas dessinable (décidable) et nous amène ailleurs, dans un registre de forme qu’on ne pouvait pré-voir. Il ne faut pas hésiter à recourir à ce qui n’est pas le produit volontaire de la main.

Pourquoi ? Parce qu’une texture, un frottage (sur un mur, sur de l’écorce), une tache (éclaboussure, coulure, empreinte de doigt)ou tout autre accident contient sa propre plasticité qui dépasse la notion de « bien ou pas bien dessiné ». Elle tient justement sa force de n’avoir pas été décidée de l’extérieur, intellectualisée et « manœuvrée ». Ce n’est pas un hasard que les peintres en ait largement fait usage pour renouveler leur langage (Ernst, Dubuffet, Pollock, Joan Mitchell…).

Alors que tout geste dessiné tend à dépendre d’une intention, d’un savoir-faire (donc aussi d’une maladresse), l’accident ou l’empreinte ouvre la pratique à la matière se donnant forme elle-même (et qui relie par exemple les ravinements de l’eau dans l’encre à l’érosion du vent sur une dune de sable). Le dessinateur n’est donc plus dans un acte artificiel mais aussi naturel. Le monde dessine aussi, crée de la forme. Pourquoi ne pas s’en servir ? Le laisser faire ? C’est cela l’indessinable et indécidable.*

 « L’Europe après la pluie » (détail), Max Ernst.

Ensuite ce recours peut être partiel ou total (on peut faire cohabiter dessin contrôlé et textures, accidents comme le montre bien le travail d’Alberto Breccia), suivant le but poursuivi. On peut procéder par empreinte (par frottage sur une surface, un objet ou par contact), par trace (monotype, chiffon ou papier recouvert de peinture…) , par dilution (en mouillant sa feuille avant ou après avoir dessiner), dispersion (souffler, passer un chiffon sec…). On peut apprendre à jongler avec ces forces autonomes sans totalement les dompter.

C’est une façon d’apprendre aussi à lâcher prise et faire confiance à ce qui ne dépend pas de soi et qui peut advenir. Si on dépasse sa peur, cela peut renforcer ses capacités. On peut parfois rater mais aussi se surprendre.


Le cauchemar d'Innsmouth par Alberto Breccia

* Il est amusant de voir l’illustration du procédé inverse avec la réappropriation décalée et ironique qu’à fait Roy Lichtenstein (dans sa série des brushstroke paintings) des traces sauvages et spontanées de l’expressionnisme abstrait (Pollock, De Kooning, Sam Francis…). En effet les coups de pinceau, coulures, éclaboussures (indessinable) sont reproduits ici « à la main » de façon très contrôlée. Lichtenstein (après ces célèbres « sample » de cases de comics) s’amusait à détourner et revisiter l’histoire de l’art en reprenant divers mouvements avec son style typique (à-plats, trame, couleurs vives), comme une sorte de pied de nez post-moderne.

Brushstroke, Roy Lichtenstein, 1968