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Bal tragique à la Bastoche : épisode 6

Publié le 03 novembre 2012 par Mazet

Bal tragique à la Bastoche

Episode 6

Accordéon et cabrette

Les explications durent attendre. Un gargantuesque plat de potée arriva. Louis Bonnet s’attaqua avec ardeur à la saucisse et au chou. La seconde bouteille de Boudes subit un sort identique à celui de sa grande sœur. Laplume n’était pas en reste. Joseph les regardait avec inquiétude. Aurait-il l’estomac assez costaud pour devenir journaliste. Alors que le garçon apportait deux verres de gnôle, Louis Bonnet commença sa longue explication.

- Les Auvergnats sont installés dans le quartier depuis près de deux siècles. On a commencé à coloniser le passage Thiéré en récupérant et revendant de la ferraille. Bien sûr, on est arrivé avec nos habitudes. Dès que cinq ou six familles étaient rassemblées, un bal naissait. Oh ! Ce n’était pas le luxe d’aujourd’hui. Une salle minuscule abritait un cabréttaïre muni de grelots aux chevilles et juché sur une estrade, on dansait au rythme de la bourrée, de la valse ou de la polka. Le temps passant, nos affaires ont prospéré. Les bals de la Bastoche se sont mis à attirer une clientèle qui venait de tous les quartiers de Paris. Baptiste est arrivé à Paris  avec le siècle, il avait 18 ans. Même s’il désapprouvait son départ d’Auvergne,  son père l’avait muni d’un petit pécule. Il avait de quoi voir venir pour  un ou deux ans. Tout jeune il avait été initié à la cabrette. Il n’a pas eu de mal à trouver des patrons de bal pour l’embaucher d’autant que Cayla et Bouscatel l’avais pris sous leur protection.

Joseph ouvrit la bouche pour la première fois.

- Donc, tout lui souriait.

- Plus que tu penses, petit. Car en même temps que lui, sont arrivés les Italiens. Ils jouaient d’un instrument extraordinaire, l’accordéon.

- Vous n’avez pas toujours dit ça !

- Vous avez raison. J’avais peur que cet instrument ne dénature nos bals et ne provoque de bagarres, ce qui aurait provoqué leur fermeture. J’avais tort. Des querelles, il y en a eu, elles opposaient les tenants de la cabrette et ceux de l’accordéon. Chaque jour, je remercie Dieu qu’il n’y ait pas eu de morts.

Joseph y alla de sa deuxième question.

- Les choses sont apaisées, maintenant ?

- Oui, grâce à l’intelligence de deux hommes : Antoine Bouscatel et Charles Péguri. La rencontre de ces deux géants a eu lieu en 1904. La salle était petite, basse, enfumée et grouillante d’une jeunesse pleine de vie. Grand, mince, vêtu de sa blouse légendaire, Bouscatel donnait à danser. Soudain, Péguri entre dans la salle et demande à lui parler. Drapé dans dignité de cabréttaïre, l’Auvergnat essaye de lui clouer le bec ; « Et tu joues de la musique avec ça ? » Finalement, il accepte que Péguri le rejoigne. Pour la première fois, cabrette et accordéon, côte à côte, emballent le bal.

Joseph, qui s’enhardissait de plus en plus, intervint de nouveau.

- Le succès a été immédiat ?

- Depuis, la rue de Lappe n’a pas désempli.

Louis Bonnet claqua des doigts pour commander une nouvelle tournée.

- Tu as quel âge, petit ?

- Presque dix-sept ans, msieur.

- Alors, tu as droit à un verre, mais juste un.

Les trois godets arrivèrent sans tarder. Laplume reprit la parole.

- Et Baptiste Charbonnier dans tout ça ?

- Vous avez raison de nous ramener au sujet, monsieur Laplume. Déjà estimé comme cabréttaïre, Baptiste n’a pas eu de mal à se mettre à l’accordéon. Dès 1908, tous les patrons essayaient de se l’arracher.

- Seulement pour la musique ?

- Vous savez bien que non ! Avec sa gueule d’ange, avoir Baptiste sur l’estrade, c’était l’assurance que les filles allaient se bousculer pour entrer dans la salle.

- Si j’ai bien compris, il n’était pas homme à refuser les bonnes fortunes.

- Certes, mais de là à le tuer !

- On ne peut rien exclure. Néanmoins, la clientèle qui fréquente les bals est très hétéroclite. On y trouve pas mal de vauriens, grands ou petits. Est-ce que Baptiste fricotait avec ce milieu ?

- Je suis bien en peine pour vous répondre, monsieur Laplume. Chaque homme a droit à sa part d’ombre. Je vais me renseigner. Vous avez une idée derrière la tête ?

- Pas précisément, j’étudie toutes les hypothèses. Le milieu est capable de tout pour masquer ses activités. Baptiste aurait pu servir d’intermédiaire.

- Entre qui et qui ?

- On peut tout imaginer ; recel, trafic de drogue, prostitution.

- Vous exagérez Emile. Que Baptiste ait été un homme léger, je n’en disconviens pas. Mais je me refuse à envisager l’hypothèse qu’il ait frayé avec le milieu.

- Louis, vous sous estimez l’attraction des femmes et de l’argent.

- Monsieur Laplume, j’ai accepté votre invitation, pour vous dire ce que je savais de Baptiste, pas pour entendre insulter les Auvergnats.

- Je ne voulais insulter personne, Louis. Mais dans une affaire criminelle, il faut examiner toutes les facettes du personnage.

Furibond, Louis Bonnet se leva.

- Tenez-moi au courant de vos découvertes, Emile. L’addition est pour moi.

Raide comme un piquet, la tête haute, Bonnet quitta la salle. Laplume sortit sa montre-gousset.

- Il est plus de deux heures, petit. Il vaut mieux que je te raccompagne.

- Oui, surtout que mes vieux ne vont pas ma rater.

Par le boulevard Richard Lenoir, Ils prirent la direction de Belleville.

- Msieur Laplume, je ne comprends pas pourquoi Louis Bonnet s’énervé de cette façon.

- Ce monsieur est un grand acteur. Depuis plus de trente ans, il n’a d’autre but que de défendre « ses » Auvergnats. Admettre, même du bout des lèvres, que l’un d’eux a frayé avec le milieu, jetterait l’opprobre sur tous. Même s’il est sûr que Baptiste avait des fréquentations peu recommandables, il lui est impossible de le reconnaître.

- Et vous, qu’en pensez-vous, msieur Laplume ?

- Je n’ai pas d’opinion. J’essaye seulement de raisonner. Je me dis que si le milieu s’est implanté à la Bastille, il y a au minimum des petits arrangements avec ceux qui tiennent les bals. Tu comprends donc pourquoi Louis Bonnet se met en pelote, quand on en parle ! En plus de l’hypothèse de la vengeance d’un cocu, nous avons ainsi celle d’un règlement de compte du milieu.

- J’en vois une troisième, msieur Laplume.

- Je t’écoute, Joseph.

- Cette histoire de cabréttaïre et d’accordéoniste me trotte dans la tête. Imaginez qu’un ou deux joueurs de cabrette se soit retrouvés sur la paille à cause de l’accordéon. On aurait un autre mobile.

- Pas mal ! Tu apprends vite.

Le reste du chemin s’accomplit dans le silence. L’accueil chez les parents de Joseph fut loin d’être chaleureux. Heureusement, la présence de Laplume apaisa un peu l’atmosphère.

- Inutile de disputer votre fils, c’est moi qui suis la cause de sa rentrée tardive.

- Qui êtes-vous ?

- Emile Laplume, journaliste au Petit Parisien. Comme votre fils a envie d’entrer dans le journalisme, il m’a accompagné dans une enquête.

Le père poussa un grognement.

- L’aurait mieux fait d’aller à l’école normale, son maitre disait qu’il avait la tête pour.

- On peut aussi bien vivre de sa plume.

- Il parait que c’est pourri et compagnie dans votre métier.

- La plupart des journalistes sont honnêtes. Je vous propose de le prendre avec moi pour lui apprendre le métier.

- De toute façon, il est têtu comme un Breton. D’accord, vous n’avez qu’à vous en occuper, mais il faut qu’il continue à vendre des journaux. Ça lui fait toujours quat ’sous.

Emile fit un clin d’œil au gamin.

- Je t’attends demain après-midi au palais.

Par chance sur le boulevard de la République, un fiacre se présenta. Il était, tout de même, quatre heures du matin quand Laplume regagna le boulevard Sébastopol. La deuxième matinée du procès d’Henriette Caillaux s’annonçait dure pour lui.


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