Magazine Nouvelles

Villa Sumatra

Publié le 08 novembre 2012 par Jlk

Villa Sumatra

Où il est question d’un quartier de nos vacances d'enfants, dans les hauts de la ville de Lucerne. De la vision roborative des Capucins au football et du souvenir d’un facétieux oncle voyageur.

   A l’arrêt des Capucins me réapparut une vigoureuse mêlée de mollets d’ivoire au football, mais déjà tout s’amenuisait dans la perspective du trolleybus qu’on eût dit pénétrant dans la reconstitution en modèle réduit du quartier de l’oncle Fabelhaft.
   Rien n’y avait certes changé, pas un nouveau bâtiment n’avait surgi entre le cloître des Capucins  et le Terminus dont le rond-point marquait une invisible frontière, par delà laquelle on s’engageait dans un dédale de chemins privés et de villas Mon Rêve rivalisant de décence - n’était la Villa Sumatra que je venais retrouver -, tout semblait resté en l’état, et pourtant une étrange sensation physique m’oppressait, que j’expliquai sur le moment par la double métamorphose de nos corps et de nos souvenances.
   La vision des mollets nus des Capucins, cette chair tenue à l’ordinaire sous la bure et qui s’exhibait soudain au gré d’un saut ou d’une bousculade, m’avait soudain ressaisi comme une bouffée de fraîcheur qu’aussitôt j’associai à nos baignades dans le lac alpin, mais à la fois au clair-obscur surodorant de l’antre aux statues nègres et aux serpents en majesté de l’oncle Fabelhaft dont les yeux saillaient de malice à l’arrivage de ces enfants petits qu’il s’impatientait d’emmener au bout du monde après les avoir juchés sur tel palanquin ou tel rouf de steam-boat à vapeur jaune, selon nos propres souhaits d’explorer tel ou tel continent.
   Alentour je ne voyais, pour l’instant, que de sages maisons locatives à vitrages pudiques, alignées de part et d’autre des trottoirs réglementaires; et quelques habitants visibles ici et là confirmaient eux aussi mon impression que tout en ces lieux s’était rétréci. Du mois pensais-je revoir sous peu la Villa Sumatra, et comment ne pas se sentir alors des ailes, comment ne pas se prendre pour une espèce de Gulliver ?
   Cependant une autre chose me frappa, et c’était l’absence d’enfants dans tout le voisinage. Je n’y avais guère pensé tant que je me dirigeais, en somnambule, dans le dédale des Sans Issue et des Ayants droit seuls autorisés, mais bientôt je commençai de ressentir un manque, que devait ensuite accentuer mon incapacité de retrouver la Villa Sumatra
   Tout ce que me rappelait le seul mouvement de rechercher la demeure enchantée ne pouvait, à l’évidence, s’accommoder trop longtemps de l’affairement de ces retraités proprets, en survêtements bleu ciel ou rose fluo, qui surveillaient leur ligne et leur territoire avec la même vétilleuse vigilance. Où étaient les enfants ? Où étaient les pirates de la mer de Chine ? Où était l’oncle des oncles ?
   Partout des haies avaient poussé, dans lesquelles il n’était place cependant pour le moindre nid et que n’ajourait aucune espèce de lucarne. C’étaient des murs végétaux qui défiaient toute indiscrétion et tout échange, formant un dédale du fond duquel on n’apercevait plus que des pointes de cyprès alignés ou d’impeccables toits de tuile.
   Or constatant qu’il me serait impossible de retrouver, en un tel labyrinthe, la maison folle de l’oncle disparu depuis longtemps, et craignant maintenant de la découvrir pareille aux autres, je m’égarai bientôt en visant cependant le bois de chêne qu’il y avait sur la colline proche, et à la lisière duquel, à la fin d’une journée d’été, entre chien et loup, l’oncle Fabelhaft m’avait conduit pour m’en faire écouter le silence.
   En d’autres temps je me fusse sûrement senti plein de mélancolie, voire de chagrin, mais c’était au contraire une joie qui me venait tout à coup en me remémorant les merveilleuses élucubrations de l’Oncle Fabelhaft; et ça ne faisait pas un pli, les enfants y auraient droit à leur tour: j’allais leur raconter la Villa Sumatra transformée en squat fabuleux au milieu du quartier suissaud, il y avait sur les murs extérieurs des tags géants qui rehaussaient la splendeur des orchidées Wunderbaria, l’esprit de l’oncle survivait sous la forme d’un tamanoir à l’oeil tendre qu’on localisait à l’odeur, quelques sans-papiers pakistanais relégués dans le cabanon du jardin figuraient les bandits de naguère, qui buvaient gravement du Coca-Cola en reluquant les jeunes adorateurs du soleil tout nus sur l’ancienne terrasse aux figuiers de Barbarie, et le soir, à la brune, quand les ombres commençaient de remuer entre les massifs ensauvagés, dans les fumées d’herbe et de cervelle bourgeoise grillée au feu de bois, le grand fourmilier se remettait à débiter de très anciennes menteries.  


Retour à La Une de Logo Paperblog

Magazines