Moi l'autre: - Ainsi donc, Joël Dicker à loupé le Goncourt !
Moi l'un: - Mais pas du tout ! Je dirai plutôt que le Goncourt s'est privé de Dicker, qui rime avec dessert. Et je trouve que le Goncourt se dessert en loupant une belle occase...
Moi l'autre: - En quoi cela ?
Moi l'un: - Parce que l'Académie avait une chance de se faire un peu mieux connaître à Toronto, à Sydney ou au Japon, sans parler des kiosques d'aérogares internationaux où l'on ignore tout du dernier Goncourt s'il n'est pas signé Houellebecq, alors que les noms d'Amélie Nothomb ou de Jean d'Ormesson cartonnent avec ou sans bandeau de prix. Or le roman de Dicker était, de toute évidence, le plus traduisible des papables, et je te fiche mon billet qu'il va circuler un peu partout.
Moi l'autre: - Tout ça parce que La Vérité sur l'Affaire Harry Quebert n'était pas assez littéraire au gré des académiciens ? Ou parce que Dicker avait déjà eu droit au prix de l'Académie française ? Parce qu'il est Suisse ? Parce qu'il est mal rasé et que dame Edmonde Présidente craignait que ça piquât ( du verbe piquâter) ? Parce que ces vioques sont jaloux de ce jeune talent craquant ?
Moi l'un: - On n'en sait rien et peu importe, mais j'ai l'impression que l'argument du "pas assez littéraire" a compté, ou bénéficié par défaut au "très littéraire" Ferrari dont le roman va faire fuir le public ça c'est sûr...
Moi l'autre: - On aime pourtant pas mal la littérature toi et moi ?
Moi l'un: - Toi je sais pas, mais moi la littérature littéraire me gonfle de plus en plus, essentiellement en langue française je précise. Autant que la poésie poétique ou plus exactement poëtique. Je ne dis pas pour autant que Le sermon sur la chute de Rome soit un maivais livre, loin de là. Je ne l'aurais pas lu jusqu'au bout si je n'avais pas eu à en rendre compte à la radio, et j'y suis allé sans trop souffrir; mais après la magnifique ouverture et le jeu de miroirs de la filiation, entre les générations, j'ai trouvé les protagonistes et leur descente aux enfers assez téléphonée - surtout ces "ébats sataniques" m'ont paru manquer de chair, si j'ose dire. Restent pourtant les phrases et leur musique, tout à fait à mon goût proustien en revanche malgré certaine trivialité qui fait un peu rustine sur le pneu. Mais bon: c'est de la vraie littérature, Ferrari est un auteur et en somme tant mieux qu'on le décore pour une oeuvre suivie depuis pas mal de temps et qui se tient. Là où je suis plus sceptique, et rien à voir avec lui, c'est qu'il soit défendu au nom de ce que j'appelle la "littérature littéraire", genre bon genre pour profs de lettres et libraires bon genre bon chic.
Moi l'autre: - Pas vraiment le genre de la bande à Ruquier...
Moi l'un: - Je n'en sais rien: pas vu l'épisode fameux. Et de ce critère aussi je me fous bien. Ce qui m'intéresse seulement, c'est le roman de Dicker, qui non seulement me paraît de la bonne littérature comme je l'entends aussi, vu que c'est cent fois plus proche de Martin Amis que de Marc Levy. Ce que j'aurais aimé entendre, dans le débat des académiciens, c'est l'argumentation des uns et des autres. Je me rappelle les arguments débiles d'un Angelo Rinaldi, parlant en imam de mosquée littéraire veillant sur la pureté de sa vierge, quand il a démoli Les Humeurs de la mer de Volkoff, immense roman beaucoup plus ample que celui de Dicker, mais d'un auteur dont la puissance narrative et la profondeur de pensée ne pouvaient qu'effaroucher notre esthète à talonnettes.
Moi l'autre: - Donc cette défense de la "littérarure littéraire" relèverait de la posture sociale élitaire plus que de la position fondée sur l'Objet...
Moi l'un: - Il me semble qu'il y a pas mal de ça. Et pas mal de tartufferie pusillanime là-dedans. Genre "il est de nôtres", ou pas. Très Jockey-Club de parvenus tout ça. Et surtout ne pas entrer en matière sur le contenu du livre. On a quand même moins de ça aux States qu'en France, même si les snobs universitaires ne sont pas moins coincés aux States qu'en France. J'ai vu leur moue quand j'évoquais là-bas une Sagan ou une Nothomb, et leurs yeux aux ciels à la seule mention des noms de Duras ou de Sarraute...
Moi l'autre: - Reste à voir si les lycéens du Goncourt ont déjà le souci du "littérairement littéraire". Ce sera le 15 novembre...
Moi l'un : - En attendant on souhaite bon vent à Jérôme Ferrari, en espérant qu'il ne paie pas trop cher ce que Jean Carrère a appelé le "prix du Goncourt", gloire et déprime consécutive pour pas mal de lauréats, jusqu'à l'auto-destruction pour certains. On peut relire son bouquin documenté perso...
Moi l'autre: - Notre ami Chessex l'avait surmonté crânement en 1973...
Moi l'un: - C'est vrai que, tout en faisant suer pas mal de gens avec le rappel de la chose - tu te souviens quand il insultait, sous nos yeux ébahis, sa proprio du vieux quartier lui réclamant son loyer, lui balançant que son Goncourt supposait d'autres égards - il n'en a pas moins repris l'enseignement tout gentiment après avoir fait construire sa jolie maison au coin du bois.
Moi l'autre: - Quant à Joël Dicker,il aura peut-être autant de lecteurrs à Noël que Maître Jacques en ce temps-là.
Moi l'un: - C'est tout le mal qu'on lui souhaite, autant qu'à L'Age d'Homme et à Bernard de Fallois. Mais surtout: que son livre soit vraiment lu et discuté parce qu'il module de vrais thèmes, en rapport avec la gloire littéraire et ses aléas, la violence dans la société actuelle, la folie éventuelle de l'écrivain et les multiples pulsions ou délires de frustrations qui peuvent aboutir à un crime. Joël Dicker ne fait pas du tout un polar à thèse mais il pose des tas de questions en passant, et puis le montage de son roman et son développement interne, enté sur l'enquête du jeune romancier venu à la rescousse de son pair aîné, l'enchevêtrement clair de tout ça, le vertige final et la "vérité" qui ne se laisse pas vraiment saisir - tout ça dépasse décidément le divertissement de plate consommation qu'on cherche à dégommer en toute mauvaise foi fondée sur le littérairement correct.