Bal tragique à la Bastoche
Episode 7
Bouscatel au rapport
Boissard avait pensé bénéficier d’une heure de répit entre le départ de ses deux inspecteurs et l’arrivée de Bouscatel. Il projetait de la mettre à profit pour expédier la paperasserie. Il n’en eut pas le loisir. Un curieux visiteur s’annonça. Il avait tendu sa carte de visite au brigadier de service.
-Excusez-moi, patron, mais ce monsieur insiste.
Un œil sur la carte convainquit le commissaire de retarder le traitement de la paperasse. Le bristol avait de quoi impressionner, il portait la mention « Baron Maxime de la Musardière, Conseiller d’Etat ». L’homme était grand, mince, il approchait la quarantaine. Son visage allongé, aux traits fins était surmonté, d’une chevelure blonde qui n’avait pas encore subi les outrages du temps. Vêtu d’un élégant costume trois pièces, il portait des bottines anglaises impeccablement cirées. Ce n’était pas la première fois que Boissard avait affaire à un « monsieur ». Généralement ce genre de plaignant arrivait après la fermeture du bal pour se plaindre que la montre en or, léguée par le grand-père ou la broche, qu’il avait offerte à sa dernière conquête, avait disparu dans la poche d’un voyou.
- Commissaire, je suis venu vous entretenir des derniers événements du quartier.
- La vie de la Bastille est faite d’une multitude d'aventures heureuses ou malheureuses.
- Ne faites pas l’innocent, commissaire. Il n’y a pas tous les jours des morts dans la rue de Lappe.
- Si vous faites allusion au meurtre de l’accordéoniste, nous enquêtons selon les règles. Si monsieur le procureur juge que la sûreté est plus capable que nous pour résoudre cette affaire, nous obtempérerons.
- Ne vous fâchez pas, monsieur Boissard. Je suis seulement venu vous informer, qu’en haut-lieu, on suivra l’avancée de vos investigations.
- Qu’appelez-vous en haut-lieu ?
- Un ministre, commissaire, s’intéresse vivement à ce crime.
- Bien entendu, je ne puis savoir lequel.
- Vous en avez parfaitement le droit. Il s’agit de monsieur Malvy, ministre de l’intérieur, votre supérieur hiérarchique. Je suis mandaté pour parler en son nom.
Boissard lui jeta un regard étonné.
- Monsieur le conseiller d’État, je me demande pourquoi un crime banal, comme il en arrive tous les jours dans les rues de Paris, prend une telle importance aux yeux des autorités.
- Ne vous interrogez pas sur les raisons. Contentez-vous de conduire votre enquête, à votre guise à la condition que vous me fassiez un rapport quotidien de son avancement.
- Comment dois-je vous le transmettre ?
- Pas d’inquiétude, commissaire, je viendrai en prendre livraison.
Quand l’homme eut quitté le bureau, Boissard resta un long moment perplexe. Pourquoi un ministre de l’intérieur, s’intéresserait-il à la mort d’un accordéoniste ? Il n’eut pas le temps de s’interroger davantage, Bouscatel s’annonçait. Antoine n’était plus très loin de la cinquantaine. Toujours aussi mince et malgré sa fortune, il n’avait pas renoncé à sa traditionnelle blouse. Car le natif de Lascelle avait fait du chemin. Il possédait aujourd’hui un de plus beaux bals de la capitale. Les présentations furent inutiles, les deux hommes se connaissaient. Quand on est tenancier de bal, mieux vaut entretenir de bonnes relations avec les flics du quartier.
- Commissaire, vous auriez pu venir prendre un verre au lieu de me convoquer comme un criminel.
- Désolé, monsieur Bouscatel, mais nous ne sommes pas dans une affaire de montre volée. Cette fois les choses sont plus sérieuses, il y a eu un mort.
- Pas chez moi, commissaire, sur le trottoir.
- Vous finassez, Bouscatel, Baptiste était votre musicien vedette.
- Oui, mais on existait avant lui.
- Je ne le conteste pas. Toutefois vous étiez loin d’avoir la clientèle d’aujourd’hui.
- Je ne peux pas nier que l’accordéon nous, un peu, ait aidés
- Vous avez dû faire des envieux en engageant, Baptiste.
- Que voulez-vous dire, Commissaire.
- La concurrence est rude, rue de Lappe. Sans Baptiste, votre bal devient moins attrayant. Un concurrent sans scrupule aurait pu vouloir vous affaiblir.
- Monsieur Boissard, nous ne sommes pas à Pigalle. Les tenanciers de nos salles ne sont pas des truands. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de friction, ni de jalousie entre nous, mais on ne règle pas nos comptes à coups de révolver.
- Qu’avez-vous offert à Baptiste pour qu’il vienne jouer chez vous ? Vous vous êtes montrés plus généreux que vos concurrents ?
- Commissaire ! Vous ne pouvez pas comprendre, vous êtes de la ville. Il n’y a pas que l’argent qui compte. Il y a aussi les liens familiaux, Baptiste était mon petit-neveu. Même si mon voisin lui avait offert le double, il serait venu jouer chez moi.
- Est-ce qu’il a d’autres parents à Paris ?
- Bien sûr, j’ai des enfants, ce sont ses petits-cousins.
- Cessez de vous moquer de moi, Bouscatel. Une partie de votre clientèle est composée de petits voyous. Si vous ne vous montrez pas plus coopératif, je n’aurai aucun mal à trouver un prétexte pour faire fermer votre bastringue.
- Ne vous fâchez pas, commissaire. Je crois qu’en dehors de nous, il n’a aucune autre parentèle à Paris. Ils étaient trois frères, deux sont restés dans le Cantal.
- Que savez-vous de sa vie privée ?
- Vous en connaissez aussi long que moi, commissaire. C’était un coureur de jupons.
- Oui, c’est de notoriété publique. Il n’avait pas une amie régulière, une fiancée ?
- Il a eu. C’était il y a deux ans, il a failli se marier avec la fille d’un notaire.
- Et pourquoi ça ne s’est pas fait ?
- Je pense que le père ne voyait pas ce mariage d’un bon œil. Il devait supposer que Baptiste lorgnait surtout la dot et puis un musicien dans ce milieu-là, ce n’est pas le gendre idéal. Mais la fille a pu aussi se lasser de ses incartades.
- La rupture s’est passée en douceur ?
- Sûrement avec quelques éclats de voix, mais rien de grave.
- Il gagnait bien sa vie ?
- Commissaire, vous continuez avec vos questions offensantes. Je le payais bien, aussi bien que la République vous rémunère.
- Donc mal, n’aurait-il pas été tenté d’améliorer son sort à l’aide d’activités interdites ?
Furieux, Bouscatel se dressa comme un coq.
- Je n’accepterai plus que vous m’insultiez, monsieur Boissard. Je tiens une maison honnête. Même si je ne choisis pas toujours mes clients, tous ceux qui viennent sont là pour s’amuser, pas pour se livrer à, je ne sais, quel trafic illicite.
- Calmez-vous, Bouscatel. Je tiens, comme vous, à la tranquillité du quartier. Ce fâcheux événement est en train de prendre une ampleur inattendue. Émile Laplume, le célèbre journaliste s’est emparé de l’affaire et je sais qu’il fera tout pour connaître la vérité. De plus, le ministre de l’intérieur veut suivre de très près mes investigations. Je ne sais pas ce que cela cache, mais, à coup sûr, l’affaire ne se règlera pas dans la discrétion. Donc, si vous voulez que votre commerce continue de prospérer, vous devez arrêter de prendre vos airs de vierge effarouchée et collaborer à l’enquête.
Bouscatel savait mettre sa fierté dans sa poche, quand ses intérêts étaient en jeu.
- Commissaire, je vais vous aider autant que je le pourrai. En revanche, si vous pouvez éviter que la suspicion s’abatte sur la rue.
Boissard hocha la tête.
- Nous avons presque terminé pour aujourd’hui, monsieur Bouscatel. Nous nous reverrons dans les prochains jours. Avant que vous me quittiez, pouvez-vous m’inscrire le nom de quelques personnes des beaux quartiers qui fréquentent assidument votre bal.
En silence, Bouscatel s’exécuta.
- Vos inspecteurs vont sans doute venir interroger mon personnel. Est-ce que je peux vous demandez qu’ils évitent d’arriver quand la salle sera pleine à craquer?
- Rassurez-vous Bouscatel, ils connaissent leur métier.