Phnom Penh, le 16 juin 1927
Ma chère Tante
Je suis très heureux des bonnes nouvelles que je reçois de vous par ce courrier. J’espère que les deux aînées ont fini leurs concours et examens et que tout s’est bien passé et à la satisfaction générale. Vous devez être près des vacances maintenant et du repos. J’ai reçu par le courrier un numéro de la revue l’Alsace française, consacrée à Nancy et on y parlait de la foire . Elle doit être terminée maintenant, on en disait le plus grand bien. Je suis très pris en ce moment, nous terminons le catalogue du musée et on en est à l’index, c’est un travail ingrat, assommant et minutieux. Il s’agit de ne pas se tromper dans les numéros des renvois aux références et voilà dix jours que nous y sommes attelés à trois. Il y en a encore pour dix autres jours, par malchance, il fait une chaleur anormale, les orages de 5 heures nous passent au-dessus de la tête et vont crever plus loin de sorte que nous n’en avons pas le bénéfice et voilà près de huit jours qu’il n’est pas tombé une goutte. La poussière nous envahit, c’est tout à fait exceptionnel en cette saison. on se prépare pour les fêtes du Tang Tok, cela devient peu à peu une foire, aussi de tous les cotés les cambodgiens apportent leurs produits et on les expose tout autour du cloître de la pagode d’argent. Il y a la place car il il a 500 mètres de coté. Je crois que cette année je ne ferai pas partie de la commission et ce pour ma plus grande satisfaction. L’année dernière quand on a décerné les prix aux exposants, je les ai fait donner aux plus méritants en bonne justice, seulement il est de tradition chez les cambodgiens que ce soit le fils aîné du roi qui ai le premier prix, il ne l’a pas eu car son stand était hideux, alors il a fait un espèce de scandale; aussi cette année on a présenté la commission au résident maire et on ne m’y a pas mis. Ils ont eu peur que je ne recommence. Seulement si le résident Supérieur a vent de la chose, ça va mal tourner et le conseil des ministres va se faire secouer. Nous avons eu cette année des mangues à ne savoir qu’en faire, les arbres sont en plein rendement. les cambodgiens se sont aperçus que cela devenait rémunérateur et que le pays était tranquille et ils ont planté des arbres, seulement il faut 15 ans pour qu’un manguier donne des fruits et c’est maintenant qu’il commencent à récolter, il y a six ans , au début de mon séjour on n’avait des mangues que pendant 15 jours au maximum, maintenant on en a pendant deux mois car les différentes espèces et les différents climats produisent en s’échelonnant et comme il y en a beaucoup, la saison dure plus longtemps, de même pour les mangoustiers qui sont en pleine production, après nous aurons les ananas qui commencent déjà. J’en ai mangé un à cinq heures. C’est superbe de voir arriver les fruits au marché, des sampans chargés à couler de fruits. Le mangoustier a la forme d’une petite pomme violette couleur d’aubergine, une coque épaisse d’un centimètre renferme une pulpe qui ressemble à une petite orange pelée d’un blanc de neige, c’est juteux et sucré et c’est très agréable. Il commence aussi à y avoir des oranges de Cochinchine. Elles viennent toutes de Caï Bé, ce sont de grosses oranges à peau verte mais qui ne valent pas les oranges d’Algérie ou d’Espagne . En fait de fleurs , en ce moment c’est superbe. Les premières pluies ont fait tout sortir et le jardin du musée est une énorme corbeille. J’ai trouvé deux arbres qui donnent , l’un des bouquets de fleurs roses comme des cyclamens en touffes serrées et l’autre d’énormes panaches de fleurs blanches qui pendent en grappes et qui sentent le miel. Il est couvert de papillons de toutes les teintes et de toutes les dimensions. Il y en a de monstrueux larges comme les deux mains et qui sont en velours noir et jaune souffre, les moineaux en ont peur. Notre jardin commence à prendre tournure. Il y a cinq ans, il n’y avait rien , mais nous nous en sommes occupés , on a rapporté des arbres de tous les endroits où nous passons dans nos tournées et tout a très bien repris. Nous avons mis une statue au bout d’une allée et devant on a monté une pergola qui est couverte de bougainvilliers pourpres et de lianes à grosses clochettes violet pâle, c’est superbe. Il y a des bancs et les gosses français viennent y prendre l’air et se rouler sur les pelouses qu’on est obligé de faucher tous les deux jours tellement la végétation est rapide en saison des pluies. En saison sèche tout est roussi. En ce moment on ne peut pas aller au marché car c’est la saison des dourrions, c’est un fruit qui ressemble à une énorme châtaigne à l’extérieur garni de piquants, l’intérieur est garni d’une pulpe jaune semblable à une crème. Les Cambodgiens en raffolent et il y a des Français qui en mangent mais cela répand une odeur, mettons de fumier pour être convenable, et quand on surmonte cette odeur et qu’on mange l’intérieur on croirait absorber une purée d’oignons. J’en ai mangé une fois pour savoir ce que c’était mais j’ai horreur de l’oignon et encore plus de l’autre chose, et il y en a des monceaux. Je passe plusieurs fois par jour près du marché pour aller manger au cercle et j’ai soin de garnir mon mouchoir d’eau de Cologne pour pouvoir passer à coté. C’est horrible, à tel point que l’année dernière, il y a eu un procès fait à un chinois qui en avait rempli une pièce de sa maison, c’était tellement insupportable que les voisins l’ont attaqué en justice. Seulement comme le juge était un amateur de dourions, il a donné raison au Chinois. Toute le ville en a ri pendant un mois et en fait c’était difficile à juger.
On a attrapé les derniers pirates qui ont assommé le résident de la province de Kompong Chhnang. Le chef s’est défendu et a été tué par un milicien, on va les juger le mois prochain. Le roi a soumis le village à des peines sévères, impôt doublé, cérémonies expiatoires pendant 10 ans où ils devront nourrir 100 bonzes pendant trois jours et interdiction de quitter le territoire sous peine de confiscation des biens, cinq ans de prison et 200 piastres d’amende . Ca va donner à réfléchir aux autres, mais le pays est parfaitement tranquille et les cambodgiens ont été unanimes à réprouver ce crime. Ce sont des cambodgiens qui les ont pris et qui les ont mis eux mêmes hors la loi; les quatre derniers qui s’étaient sauvés dans la montagne croyaient bien que leurs compatriotes leur donneraient à manger et à boire; il n’en a rien été et ils ont gardé les points d’eau jour et nuit pour les empêcher d’y aller et comme il n’a pas plu pendant huit jours, ils y ont vu tout de suite une manifestation de la colère du Bouddha.
Notre gardien chef du musée est mort il y a trois jours on l’a incinéré à coté de chez moi, à la pagode Saravane, j’y suis allé car c‘était un brave homme ancien adjudant de tirailleurs, il avait fait la guerre en France, on lui a fait une belle fête et sa famille a été enchantée. J’avais demandé au chef de la pagode d’Onalum qui est le Vatican de l’endroit, de venir dire des prières et c’est moi qui ai mis le feu dans la gueule du dragon de bois sculpté à travers lequel passe un cordon de poudre. En brûlant la poudre résonne dans le corps du dragon qui a l’air de pousser des hurlements et vomit la flamme, puis le bûcher est imbibé de matières combustibles et s’embrase d’un seul coup. C’est très curieux, à ce moment les prières et les chants deviennent joyeux car l’âme est délivrée de son corps terrestre et si le le défunt a eu une vie édifiante elle va se perdre dans la grande âme universelle et c’est le Nirvana, sinon elle revivra dans des conditions plus ou moins dures suivant les fautes, c’est le purgatoire.
Je vais tacher d’avoir une photo de la cérémonie de la coupe de cheveux de trois petits cambodgiens à laquelle j’ai été. Vous aurez une idée de ce que sont les fêtes religieuses ici, ça a été très réussi, il y avait des musiciens venus d’une province du Nord qui ont fait des airs étonnants, surtout un guitariste et un harpiste qui joue d’un espèce d’instrument qui a 180 cordes et qui ne ressemble à une harpe que par les sons qu’il en tire. C’est plat et il est assis devant. Les cordes sont assemblées trois par trois de sorte qu’en fait il n’y en a que 60, c’est déjà beaucoup, mais il en tire des sons ravissants et des airs d’une tristesse à vous donner le cafard.
A bientôt des nouvelles des examens. Bonnes vacances à tous. Mes respectueux hommages à Madame votre mère et à Mademoiselle votre soeur. Je vous embrasse affectueusement tous quatre.
Auguste