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Chroniques de l’ordinaire bordelais – Episode 34

Publié le 18 novembre 2012 par Antropologia

Premières lunettes

Depuis deux ans, je sais qu’il faut que j’aille chez un ophtalmologiste. Aujourd’hui c’est le grand jour. A nouveau je vais pouvoir chercher un numéro dans l’annuaire (je sais, c’est ringard !), lire un plan de ville ou une notice, la liste des cochonneries qui composent mes aliments…  L’ordonnance en main, je rentre plutôt contente dans une boutique.

Il est grand, a des lunettes et fait mine d’être absorbé par son travail dans un grand magasin… vide. Il porte un badge avec son prénom : Grégory, et son nom. Il se sent important. Il lève enfin les yeux vers moi, m’impose un échange ridicule :

-   Madame ?

-   J’ai besoin de lunettes !

Son air pincé a quelque chose de vaguement humiliant, comme si j’incarnais toute la banalité du monde. Il regarde mon ordonnance, me dirige vers le rayon des montures. Je précise d’emblée que j’en veux des peu chères. Il m’indique que les rayons sont organisés par prix, chaque gamme de tarifs correspondant à une couleur. Les prix les plus bas sont près de l’entrée comme si seuls les riches ou les dépensiers pouvaient accéder au fond de la boutique. Vers la sortie les pauvres. Je ne connaîtrai donc pas la couleur du rayon à 180 euros…

Il se plante entre le rayon vert et le mauve, précise la fourchette des prix. Je me dirige vers le vert. Gain de temps : ne pas laisser un pauvre essayer un modèle qu’il ne peut s’offrir. Gain de temps, je choisis immédiatement une paire, il tient à ce que j’en essaie une autre. Il m’agace. Je prends la première. Il me gratifie d’un commentaire-type de commerçant : « Souvent, les clients en essaient 10000 avant de revenir à la première ! » Je suis de nouveau très banale.

Nous nous asseyons, il s’autorise un commentaire désobligeant, en aparté avec sa collègue, sur ce qu’a marqué l’ophtalmo. Il se sent important. Il fait des mesures. Il se sent très important. M’annonce qu’il va faire une simulation sur internet pour m’informer du remboursement. Il installe sa dramaturgie, ne m’annonce pas de prix. « Je regarde la sécu ! » « Pourquoi, elle ne rembourse pas bien ? » « Très mal ! » L’air pincé du commerçant qui se plaint toujours. Je ne le crois pas. Il m’annonce 4 euros. Je tombe des nues. Relativise : « Sur combien ? » Dramaturgie. Il ne répond pas, veut vérifier le remboursement de la mutuelle. Il sait que j’ignore. Il se sent très important. Il m’agace. 2 euros ! Que je rapporte instantanément au coût mensuel de mon assurance. « Sur combien ? » Il se décide enfin à me parler argent : environ 250 euros à ma charge ! J’en tombe à la renverse ! Il jauge ma réaction, estime qu’il lui faut désormais éliminer les options, tant pis pour sa commission. Le renoncement au traitement anti-reflets me fait gagner 80 euros. Il me toise, je me découvre pauvre et lui est toujours très important, limite méprisant. Il me propose un paiement en quatre fois dont il calcule le montant sur sa calculette. Je fais aussi bien de tête. Je peux les casser pendant deux ans gratuitement. Il me gratifie encore de commentaires ridicules…

Je trouve une échappatoire : « Je vais aller me renseigner auprès de ma mutuelle ! » Ayant besoin de digérer tant d’informations : plumée par les impôts, la sécu, la mutuelle, je découvre que je deviens pauvre et n’ai qu’un droit, celui de payer et, comme au poker, payer pour voir, je fuis le commerçant arrogant, méprisant mais important…

J’utiliserai bien des loupes à 2 euros quelques mois de plus…

Adélaïde de la Mole



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