Question disputיe De magistro (St Thomas d'Aquin)
Notes sur
Saint Thomas d'Aquin
Questions disputיes sur la vיritי
Question XI
Le Maמtre (De Magistro)
Le De magistro fait partie des Quaestiones disputatae de veritate qui comptent au total 29 Questions. Les diffיrentes Questions ont יtי rassemblיes sous le titre de la premiטre d'entre elles (De veritate), bien que les sujets abordיs soient en rיalitי trטs variיs : plusieurs se rattachent, comme le De magistro, au thטme de la connaissance, d'autres se rapportent aux problטmes du bien, de la volontי, de la libertי, de la grגce.
Le De magistro est un petit traitי sur l'enseignement. Des oeuvres postיrieures reviendront en tout ou en partie sur les questions traitיes dans le De magistro, notamment la Summa theologiae (1266-1273) : aux articles 1, 3 et 4 du De magistro correspondent respectivement S. th., I, q.117, a.1 ; I, q.111, a.1 et a.3 ; II-II, q.181, a.3.
L'ensemble auquel appartient le De magistro est issu des disputes ordinaires soutenues par St Thomas, maמtre en thיologie א l'Universitי de Paris, entre 1256 et 1259. On sait que les fonctions de maמtre, magister, s'exerחaient habituellement dans trois activitיs : « legere, disputare, praedicare ». L'acte d'enseigner lui-mךme consistait א lire, legere, un texte de base (la Bible en premier lieu, mais aussi les textes qui font autoritי – ceux des Pטres de l'Eglise et, dans le domaine profane, ceux par exemple d'Aristote en philosophie, de Cicיron en rhיtorique…). Disputer, disputare, - une question, un problטme -, יtait devenu, א cפtי des leחons et des sermons, un exercice acadיmique obligי : chaque maמtre se devait de tenir des disputes. La dispute est publique et rassemble non seulement les יtudiants mais aussi les maמtres et les responsables de l'Universitי. Noter : les textes de ces Questions disputיes ne reproduisent pas א la lettre la dispute qui avait eu lieu mais une mise en forme faite aprטs coup. Le texte du De magistro a יtי dictי par saint Thomas lui-mךme.
L'enjeu, dans le cas du De magistro, n'est pas purement acadיmique. L'יpoque est en pleine effervescence. Gיographiquement, le desserrement de l'יtreinte des Maures en Espagne, favorise la libertי de mouvement des chrיtiens et l'יchange des idיes. En 1246, Innocent IV dיlטgue auprטs de l'almohade Murtade le franciscain Lope, pour ךtre יvךque de Marrakech. La mךme annיe le franciscain Jean de Plan Carpin est envoyי en Asie centrale oש il dialogue avec les hיritiers de Gengis-Khan. Intellectuellement, la civilisation arabe vיhicule le capital de la science et de la philosophie grecque nouvellement rיvיlיes א l'occident. Le corpus aristotיlicien complet vient d'ךtre inscrit, malgrי les interdits antיrieurs, parmi les livres de l'Universitי (1255).
Cependant certains commencent א discerner dans l'œuvre d'Aristote, א la lecture de plusieurs interprטtes arabes, des ambiguןtיs latentes. Les interprיtations d'Avicenne ou d'Averroטs – Averroטs qu'on traitait vingt ans auparavant de « trטs noble philosophe, maמtre de pensיe » (Guillaume d'Auvergne, יvךque de Paris) -, inquiטtent א mesure qu'on prend conscience de leurs œuvres. La crise proprement latine de l'averroןsme, qui devait aboutir א la condamnation de 1270, se prיpare. C'est א peu prטs au cours de la mךme pיriode (1258-1260) que St Thomas aurait composי la Somme contre les Gentils, dirigיe contre tout un ensemble d'errantes, paןens, musulmans, juifs, qui sont examinיs et critiquיs.
La dispute du De magistro se situe dans ce contexte. St Thomas prend comme cible les positions dיfendues par certains thיologiens de l'Universitי de Paris qui, s'appuyant sur les interprיtations de philosophes disciples d'Avicenne ou d'Averroטs, en viennent א dיfigurer la pensיe d'Aristote, et א dיvelopper des conceptions dיformיes des doctrines de St Augustin. La partie n'est pas facile pour St Thomas. Certains des thיologiens dont les positions sont visיes ont יtי ou sont des personnages trטs haut placיs, tel Guillaume d'Auvergne, qui fut maמtre א l'Universitי puis יvךque de Paris. St Thomas n'est pas polיmique vis-א-vis des personnes - il ne les cite pas nommיment - mais constamment remonte א la racine des divergences, jusqu'aux positions philosophiques originelles dont il dיnonce les erreurs.
St Thomas va prendre occasion de cette dispute pour se battre contre les tenants de doctrines qui proviennent toutes, selon lui, d'un platonisme plus ou moins conscient et dיformי. Les questions abordיes sont : L'homme peut-il ךtre appelי maמtre, ou cela est-il rיservי א Dieu ? Peut-on ךtre enseignי par un maמtre ? Qu'est-ce que l'enseignement ? Qu'est-ce que la science ? Comment la science s'acquiטre-t-elle ?
Il est passionnant de suivre St Thomas dans la logique et la rigueur de sa pensיe. Pour nous en tenir א l'article 1, qui pose les fondements de toute l'argumentation, observons comment St Thomas, aprטs avoir, comme dans toute Question disputיe, mis en jeu des opinions ou des autoritיs contraires, dיroule le raisonnement en repartant de trטs haut, en trois temps :
(1) Comment les formes parviennent א l'existence : conformיment א l'enseignement d'Aristote, les formes naturelles prיexistent dans la matiטre, non pas en acte (comme le disent certains philosophes, dont les opinions sont rapportיes), mais seulement en puissance, et c'est de lא qu'elles passent א l'acte sous l'action d'un agent extrinsטque prochain (et pas seulement sous l'action de la cause premiטre, comme d'autres philosophes, eux aussi citיs, l'affirment).
(2) De la mךme maniטre, toujours selon l'opinion d'Aristote, avant de parvenir א leur plein achטvement, les habitus des vertus prיexistent en nous sous la forme d'inclinations naturelles qui sont comme des יbauches des vertus et sont ensuite conduits א la perfection par la pratique des œuvres.
(3) On doit parler de la mךme maniטre de l'acquisition de la science : des germes de science prיexistent en nous, א savoir ces premiטres conceptions de l'intellect qui nous sont immיdiatement connues, grגce א la lumiטre de l'intellect agent. Dans ces principes universels sont incluses toutes les consיquences. Quand donc l'esprit est conduit, א partir de ces notions universelles, א connaמtre en acte des choses particuliטres qui n'יtaient connues auparavant que dans l'universel et comme en puissance, alors on dit que quelqu'un acquiert la science.
Mais, poursuit St Thomas - qui va distinguer de maniטre extrךmement intיressante le processus d' « invention » et celui d' « enseignement » - il faut savoir que, dans la nature, quelque chose prיexiste en puissance de deux maniטres : soit en puissance active complטte, soit en puissance passive. Dans le cas de puissance active, l'agent extrinsטque n'agit qu'en aidant l'agent intrinsטque א passer א l'acte (par exemple, dans la guיrison, le mיdecin se fait le serviteur de la nature qui est l'agent principal, en apportant des remטdes qui serviront en quelque sorte d'instruments א la nature pour aboutir א la guיrison). Dans le cas de puissance passive, c'est l'agent extrinsטque qui est l'agent principal du passage de la puissance א l'acte.
La science prיexiste donc en celui qui apprend, non pas comme puissance purement passive, mais comme puissance active. Et de mךme que quelqu'un peut ךtre guיri de deux maniטres, soit par l'opיration de la nature seule, soit par la nature aidיe de la mיdecine, ainsi y a-t-il יgalement deux maniטres d'acquיrir la science : soit par invention (la raison naturelle parvient par elle-mךme א la connaissance de ce qu'elle ignore), soit par enseignement (quelqu'un apporte son aide, de l'extיrieur, א la raison naturelle).
Pour parvenir par mode d'invention א la connaissance de ce qu'elle ignore, la raison procטde, expose encore St Thomas, en appliquant les principes communs et connus par soi א des objets dיterminיs, puis passe de lא א des conclusions particuliטres. Celui qui enseigne achemine l'enseignי vers la connaissance en procיdant de la mךme maniטre : l'un enseigne l'autre dans la mesure oש le premier expose au second, א l'aide de signes, le processus rationnel qu'il dיveloppe en lui-mךme par sa propre raison naturelle. De lא vient que l'on dit qu'un homme en enseigne un autre et qu'il est son maמtre. Et St Thomas de boucler son raisonnement en se rיfיrant au « Philosophe » (Aristote) qui dit que « la dיmonstration est un syllogisme qui fait savoir ».
Notation supplיmentaire d'importance dans le contexte de la dispute tenue par St Thomas : quant א la lumiטre de la raison par laquelle ces principes יvidents nous sont connus, elle est mise en nous par Dieu comme une ressemblance de la vיritי incrייe prיsente en nous. Sur ce point St Thomas s'accorde avec St Augustin. Mais il se sיpare radicalement de la conception augustinienne reprise par des maמtres de l'Universitי selon laquelle une illumination divine est nיcessaire pour tout acte de connaissance. St Thomas affirme au contraire avec force l'autonomie de la raison humaine fonctionnant א partir des premiers principes, toute illumination divine spיciale יtant יcartיe. En ce sens St Thomas ouvre audacieusement la voie א la rationalitי moderne.
Bien d'autres pיpites peuvent ךtre trouvיes א la lecture des autres articles du De magistro. Mais ce qu'il faut retenir de cette magistrale dispute c'est aussi l'exemplaritי de maמtre Thomas : la clartי et la rigueur de sa pensיe, ses audaces, le respect des personnes, son immense confiance dans l'autonomie de fonctionnement de la raison.
Article ajouté le 2008-04-01 , consulté 3 fois