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Les besoins des petits gamins

Publié le 01 avril 2008 par Ali Devine
Les besoins des petits gamins

Mon inspection s'est bien passée. Le vidéoprojecteur a fonctionné, l'activité que j'avais prévue aussi ; et surtout, mes élèves de sixième ont été parfaits, alors même que je ne leur avais pas dit qui était ce drôle de monsieur assis au fond. Il n'y a pas eu le plus petit bavardage et une bonne moitié de la classe levait la main pour répondre à chacune de mes questions. Même les cancres, même ceux que j'engueule à chaque cours ou presque se sont mis en quatre pour que tout se passe bien. Je pense en particulier à Dilan, dont la transformation était spectaculaire : pour une heure, une heure seulement, la petite pipelette écervelée est devenue une élève modèle, qui connaissait toutes les bonnes réponses, attendait sagement que je lui donne la parole et s'exprimait avec une clarté parfaite, empreinte d'une modestie délicate et légèrement mélancolique. Je n'arrivais pas à croire que c'était la même enfant que j'avais exclue de mon cours, cinq jours plus tôt, pour une dispute avec sa voisine ponctuée de "Ferme ta gueule" et de "J'm'en bats les couilles".
Magique.
L'inspecteur paraissait content, lui aussi ; il m'a dit qu'il s'était "bien amusé", ce que j'ai choisi d'interpréter avec optimisme. C'est un homme sympathique, indulgent et surtout terriblement bavard ; après m'avoir demandé, un peu pour la forme, de lui parler de moi, il a repris la parole pour ne plus la lâcher. Je n'ai pas essayé d'intervenir -en fait je me reposais, la tête posée sur son monologue comme sur un oreiller moelleux. Mais certains de ses propos m'ont un peu troublé.
D'abord, pour parler de mon cours, il employait constamment l'expression "votre projet" ; j'ai d'ailleurs mis un certain temps à comprendre de quoi il voulait parler. Ce tic verbal m'a d'autant plus frappé que l'inspecteur ne me faisait pas vraiment l'effet d'un pédagogue jargonnant. Mais il y a apparemment des vocables qui s'imposent à tout le monde dans sa sphère.
Ensuite, il m'a reproché d'être trop ambitieux. La leçon portait sur la citoyenneté et j'ai demandé aux élèves, en introduction, de me dire quels types de régimes politiques ils connaissaient ; certains d'entre eux se souvenaient bien du cours sur la Grèce antique et ils ont expliqué très clairement ce qu'étaient la tyrannie, la monarchie, l'oligarchie et la démocratie. J'étais fier de constater que je n'avais pas travaillé pour rien. Mais l'inspecteur pensait apparemment que j'en avais trop fait. "Bon, vous savez, si vous ne bouclez pas le programme, c'est parce que vous vous attardez sur des détails comme ça. C'est très bien que vous ayez réussi à leur inculquer ce genre de connaissances, mais au fond, est-ce si indispensable ? Ça ne figure pas, en tous cas, dans les instructions du ministère. Vous avez un niveau d'exigence élevé, ça se comprend très bien, avec un parcours comme le vôtre, mais enfin ces petits gamins ne sont pas des historiens ni des géographes, n'est-ce pas, monsieur Devine, ils seront tout de même rares à passer le concours de l'agrégation ou celui de l'École normale supérieure : quand ils seront grands ce seront des boulangers ou des plombiers, alors ce n'est pas la peine de charger la barque. Allez à l'essentiel et n'en débordez pas trop ! Sinon vous ferez l'impasse sur les dernières leçons d'histoire, et je ne parle même pas de la géographie."
Il y aurait eu bien des choses à lui répondre ; mais je l'ai dit, on ne pouvait pas l'interrompre, et je ne voulais pas retarder le déjeuner de travail qui nous attendait au réfectoire, sur une nappe blanche, avec du bon vin.
Au cours de ce repas l'inspecteur, en pleine forme, exposa à l'ensemble des professeurs d'histoire-géographie du collège la philosophie des nouveaux programmes -car nous aurons bientôt de nouveaux programmes, alleluia. Premier point : pas de panique, nous serons consultés. Des oreilles haut placées s'ouvrent toutes grandes pour recueillir nos précieuses observations.
D'après ce que j'ai compris, pourtant, tout a déjà été calé de manière précise (on sait par exemple quels sujets disparaîtront et ce par quoi ils seront remplacés), et le calendrier est de toute façon extrêmement serré : le nouveau programme s'appliquera en classe de sixième dès la rentrée 2009, et si l'on veut laisser aux éditeurs un minimum de temps pour mettre au point des manuels adaptés, des décisions fermes devront être arrêtées à l'automne 2008. La consultation du corps enseignant risque donc d'être tassée sur un temps très court et de n'aboutir, dans le meilleur des cas, qu'à la modification de quelques détails. Mais la présence sur le site du Ministère de l'Éducation nationale d'une page dédiée, avec forums thématiques et tout le tralalère, sera là pour prouver a posteriori que l'on n'a pas refusé le débat contradictoire.
Deuxième point : il faut changer de méthode. Présenter l'histoire de façon exclusivement chronologique, c'est monotone et ennuyeux ; le préjugé selon lequel il faut savoir ce qui c'est passé avant pour comprendre ce qui se passe après n'est pas fondé, on le voit bien au lycée où les programmes ont déjà été largement dépoussiérés. Quant à la géographie, il est clair qu'il faut rompre avec l'approche actuelle, qui consiste à présenter l'un après l'autre continents et pays en s'appuyant bien souvent sur des cartes : il ne peut y avoir ni couleur locale, ni vie, ni chair dans des leçons qui se ressemblent toutes un peu. Place, donc, aux regroupements thématiques et aux études de cas : là, on aura du concret, de l'humain, quelque chose qui parle à l'imagination de "ces petits gamins".
Le troisième point sur lequel l'inspecteur a insisté est que le programme actuel est trop lourd, en tous cas il n'est plus adapté ; il faut élaguer ou remplacer certains sujets par d'autres.
Concrètement, qu'est-ce que cela signifie ? Deux exemples. A l'heure actuelle, en histoire, on étudie :
*en sixième, la période allant de l'invention de l'agriculture à la chute de l'Empire romain ;
*en cinquième, le Moyen Âge (des royaumes barbares à la découverte de l'Amérique), agrandi du XVIe siècle.
Une leçon au moins va disparaître : celle qui était consacrée à l'Empire byzantin (ce que je regrette personnellement car ce cours est le seul qui permette, au collège, de parler un peu de l'Europe centrale et orientale). L'Égypte pharaonique a failli, elle aussi, passer à la trappe, et elle sera à l'avenir abordée beaucoup plus brièvement. "Oui, bien sûr" disait l'inspecteur, "c'est une leçon qui passionne les élèves, et les professeurs aussi, apparemment ; mais enfin finalement à quoi ça sert de leur farcir le crâne avec le processus de momification des cadavres, et vas-y que je t'enlève la cervelle par les narines, et que je te roule dans le natron, et caetera, et ensuite de leur expliquer la comparution devant le tribunal d'Osiris comme s'ils étaient eux-mêmes cités à comparaître ? Et pendant que vous vous appesantissez là-dessus, vous prenez un retard qui vous obligera à bâcler la leçon sur le christianisme en fin d'année !" Ramsès II et Toutankhamon ont in extremis sauvé leur peau, mais ils y perdent quelques bandelettes. On fait le ménage.
Par ailleurs, la limite chronologique entre le programme des deux classes sera déplacée : l'Islam, abordé jusqu'à présent au début de l'année de cinquième, sera désormais traité en sixième. On regroupe ainsi les trois monothéismes, ce qui permettra, lors de la première année de collège, la constitution d'un mini-module "histoire des religions".
Je suis extrêmement sceptique face à ce projet de refonte. Plus de 3.000 ans s'écoulent entre les débuts du judaïsme et la prophétie de Mahomet, que l'on étudiera pourtant dans le même élan ; je crains de ne pas être assez bon pédagogue pour faire comprendre à mes élèves le pourquoi de cette distorsion chronologique. Par ailleurs, en regroupant l'étude des trois monothéismes, on se condamne à les détacher de leur contexte historique. Ou on les constitue délibérément en réalités extérieures à l'histoire. S'agissant de l'école laïque, une telle démarche est troublante. Et je ne peux m'empêcher de remarquer qu'elle exauce un voeu clairement exprimé par l'actuel président de la République dans le domaine scolaire.
Ce grand toilettage du programme va apparemment permettre de dégager des marges : on consacrera à l'avenir un chapitre aux grandes civilisations extra-européennes avec, au choix, la Chine des Hans ou l'Inde des Gupta. Cela permettra de corriger l'un des "défauts" de l'ancien cursus, que l'on a jugé trop centré sur la France, l'Europe, l'Occident.
Pour la même raison, il semble que les futurs programmes mettront davantage l'accent sur l'histoire de la traite, de l'esclavage, de la colonisation (ce coup de barre à gauche étant peut-être destiné à compenser le coup de barre à droite dont j'ai parlé un peu plus haut ; on louvoie). L'inspecteur : "Regardons les choses en face, nous avons dans nos établissements des enfants qui viennent de tous les pays du monde. Alors il faut leur parler de choses qui leur parlent, à ces petits gamins ! Il faut leur parler de l'histoire de leurs pays !" Et là, malgré les deux ou trois verres de bordeaux dont je l'avais bercé, mon républicanisme s'est réveillé en sursaut : "Mais monsieur, leur pays, c'est la France, maintenant !" "Certes", m'a répondu l'inspecteur apparemment un peu gêné, comme si je venais de m'exclamer "Vive Le Pen !"

En géographie, la méthode dite de "l'étude de cas" va s'imposer, en particulier en classe de cinquième. On ne verra plus de façon systématique, comme cela se fait encore aujourd'hui, l'emplacement des fleuves et des montagnes sur la carte de l'Afrique. On préférera dorénavant consacrer une leçon au "développement durable" en sympathisant avec Mahamadou, un berger malien qui plante des arbres pour faire reculer le désert ; puis on essaiera d'élargir la perspective, en voyant comment la question écologique se pose à l'échelle de la planète entière. Et si les élèves ne savent pas où se trouve le Mali, et s'ils ignorent quel est ce désert qui avance inexorablement, eh bien ce n'est pas grave, on apprendra au fur et à mesure que les besoins apparaîtront, au coup par coup.
Je l'avoue : je suis un conservateur. Le programme actuel, avec tous ses défauts, me convient assez. Il est trop lourd, mais sa cohérence intellectuelle est indiscutable. Ses biais (par exemple son eurocentrisme manifeste) sont légitimes ou au moins, défendables. Son caractère parfois répétitif et terne peut être interprété comme un obstacle à la transmission des connaissances ; mais outre qu'on ne peut pas toujours faire du ludique et du fun en classe, son organisation offre la possibilité de suivre aux élèves studieux, si limités qu'ils soient par ailleurs. Quoi de plus sûr, quoi de plus compréhensible qu'une présentation chronologique des faits ?
Dans deux ans, tout cela passera à l'as. Nous, professeurs d'histoire-géographie, devrons d'abord avaler la grasse couleuvre d'un programme bourré d'arrière-pensées politiques ; et cette fois, il ne sera plus possible de finasser, comme avec la lettre de Guy Môquet : les manuels renouvelés, l'inspection vigilante, il faudra appliquer les consignes ou changer de métier. Et nous devrons aussi adopter de nouvelles méthodes. Désormais, pour être modernes, il faudra présenter le réel comme une collection kaléidoscopique de cas exemplaires, l'exposé méthodique des connaissances disponibles étant quant à lui rangé au musée des vieilleries pédagogiques (avant sans doute d'en être ressorti en catastrophe quant on aura constaté l'inanité du machin dernier cri).
Et pourquoi tout cela ? Parce que "ces petits gamins" ne peuvent pas apprendre tant de choses que ça ; parce qu'ils sont étrangers et qu'on ne peut plus enseigner la même chose que quand la France était peuplée exclusivement de descendants de Vercingétorix ; parce qu'un futur boulanger n'a pas besoin de trop en savoir sur l'Égypte pharaonique ou la politique de Louis XIV. Mais non, ce n'est pas de la condescendance. C'est juste du pragmatisme.
Bon, moi, j'espère pragmatiquement que je ne serai plus prof en 2009.


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LES COMMENTAIRES (2)

Par pauvre prof
posté le 17 mai à 20:51
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Je suis comme vous professeur de collège , je trouve votre commentaire excellent . Voilà quelques décénies , "les grands pédagogues "de l'époque avaient essayé de supprimer la chronologie , nous présentions aux élèves des thèmes : ex : Les paysans , le commerce ... Ce fut catastrophique !!!!Les élèves mélangeaient tout .;

Quel dommage d'envoyer l'Egypte ;que les enfants aiment tant, à la poubelle ! Que penser de ces têtes folles qui veulent présenter aux enfants de 5° le monomotapa ( aucun collègue d'histoire ne connaissait le nom de cet empire !!! Ces gens là peuvent -ils se rendre compte que notre réalité à nous c'est votre Dylan Je suis comme vous très triste et ce nouveau programme m'inquiète beaucoup. Mais gardez le moral , un bon enseignant est celui qui fait ce qu'il peut pour ses élèves ,programme ou pas .

Par Robin
posté le 16 avril à 20:57
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Remarquable compte-rendu, lu avec beaucoup d'intérêt et de plaisir, un peu d'inquiétude aussi...Et parfois de grands éclats de rire.

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