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ÉCRANS URBAINS
(extrait)
(Lundi 22 novembre 2009)
Quand je me rends rue Saint-Antoine, au-delà, vers les quais, et encore au-delà, en direction de l’île Saint-Louis, des cinémas, des librairies autour de Saint-Michel, je passe par les jardins de l’hôtel de Sully. Pour que le rituel réponde à mon attente, bien qu’il soit récurrent, que je le reproduise imperturbablement avec la même avidité pleine d’espoir jamais déçu, je dois y arriver par les arcades qui commencent rue du Pas de la Mule.
L’entrée de loin est minuscule, un peu à gauche, je la guette d’où je suis non sans laisser glisser mon regard sous les voûtes, leur alternance de briques rouges et de pierres pareilles à celles des bâtiments qui entourent la place. Je discerne peu à peu, au fur et à mesure de mon approche, l’ocre foncé du mur de gauche, dans le prolongement de l’ouverture, la tache vert des massifs, en bas des marches, au pied du mur ; sur l’écran clair de l’ouverture, outre les taches de couleurs, des silhouettes sombres, comme celles des spectateurs qui arrivent en retard, dont on voit l’ombre sur l’écran, avant qu’ils n’aient trouvé leur place.
Les silhouettes, ici aussi, sont celles des spectateurs, qui au lieu de s’asseoir, ont à descendre un escalier et à marcher dans les allées. Or voici qu’au contraire ils s’arrêtent, pétrifiés, barrant la vue, la route : ils sont saisis d’admiration.
C’est que la porte était petite, ils auraient presque pu la manquer. Comment auraient-ils pu imaginer accéder, par sa grâce, à autant de beauté ? Le jardin est carré, clos de hauts murs sur les côtés, prolongé vers la rue Saint-Antoine, par une terrasse surélevée, puis par l’hôtel lui-même, une cour, et un porche, tout cela rigoureux, ordonné, très français, donne un contentement qu’on ne s’explique d’abord pas. On éprouve seulement l’assurance que tout (les bancs le long des murs, les allées, les massifs, la terrasse en hauteur, les dimensions du bâtiment, la hauteur des fenêtres, les lucarnes au-dessus, le fer forgé et les sculptures), occupe sa vraie place, et dans les proportions, les dimensions qui sont les bonnes, exactement déposé là par une main divine, un jour de création du monde.
Ce qui m’attire, me convie si souvent dans ce lieu, à cheminer sous les arcades, à guetter la trouée, son écran minuscule dans la pierre de la place au bout de son allée voûtée n’est pas ce qui m’attend après avoir franchi le seuil, la beauté suffocante et parfaite de l’hôtel de Sully, c’est l’ouverture même, la promesse du seuil (de tout seuil ?) et le basculement. Pas la beauté vraiment, mais ce qui la précède : l’instant de son dévoilement.
Marie Étienne, Les Yeux fermés ou Les Variations Bergman, Éditions José Corti, Collection « en lisant en écrivant », 2011, pp. 62-63-64.
MARIE ÉTIENNE
Source
■ Marie Étienne
sur Terres de femmes ▼
→ Haute lice (note de lecture d’AP)
→ Fragments de fresque (extrait du recueil Dormans)
→ L’aigrette (extrait du recueil Le Livre des recels)
→ La femme dit son premier jour (autre extrait du recueil Le Livre des recels)
→ Marie Étienne : organiser l’indicible (lecture de Patricia Godi)
→ (dans l’Anthologie poétique Terres de femmes) Marie Étienne | Ce qui reste
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions José Corti) la page consacrée aux Yeux fermés
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