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Noir comme l'amour

Publié le 23 novembre 2012 par Jlk

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Pour Max Lobe

« Prendre la vie de quelqu’un est une chose énorme » avais-je dit à Blacky, mais il semblait ne pas entendre. Il avait fait mine de m’écouter, mais je le sentais ailleurs. Pas encore revenu de sa zumba. Se demandant peut-être ce que fichait Florian pendant son absence. Ou pensant déjà à la sortie de son prochain livre dont il claironnait partout qu’il serait saignant. Se voyant déjà à la télé où, une année plus tôt, je l’avais vu faire son numéro pour son premier best-seller, bien avant notre rencontre dans le TGV. Or il me restait à le décevoir. J’étais là pour ça. C’était lui qui m’avait demandé mon avis et il savait que je n’étais pas du genre à le flatter sur sa bonne mine, mais se doutait-il que cela aussi pourrait être saignant ?

Pour le moment nous étions encore tout sourire. Il y avait à peine un quart d’heure que nous avions pris place sur la terrasse de L'Amazonial côté lac. Le crépuscule s’était attardé sur la baie en longues bandes de pourpre flammées d’orangés et les indigos se mêlaient au-dessus des crêtes douces du Jura ; en face de nous la calotte blanche du Mont-Blanc étincelait au-dessus de l’obscurité montante, et soudain Blacky, revenu de sa feinte distraction, se pencha vers moi l’air ébranlé : « Autrement dit tu ne marches pas ? Je ne l’ai pas bien assassiné selon toi ? J’ai pourtant soigné mon coup de couteau ! Mais vas-tu donc me dire ce qui ne va pas – c’est toi qui commences à me tuer, à la fin, après tout ce que tu m’as déjà fait corriger jusque-là… »

C’était cela qui m’avait attaché à Blacky : cette façon de paraître ailleurs alors qu’il ne perdait rien de ce qui touchait à son affaire. Ce souci de casser la baraque plus fort que sa paresse naturelle. Cet amour-propre, aussi, de Narcisse nègre se décriant lui-même volontiers mais ne supportant pas le moindre reproche des autres. Ce côté fils à maman au père absent qui me cherchait peut-être, va savoir, de ce côté-là.

« Ton coup de couteau ne m’a pas fait mal, Blacky, et c’est ça qui pèche. Un meurtre doit faire mal au monde entier, en tout cas sur la page, sinon tu gobes sans y croire – mais ça je ne sais pas le faire, et tu le sais. Et d’ailleurs on n’y croit pas plus après qu’avant. Tu vas jusqu’à écrire SPLASH en lettres majuscules quand le sang de Billy gicle, mais ça ne suffit pas, Blacky. Faut que tout saigne quand Sony passe à l’acte. Faut que le monde entier ressente l’énormité de la chose. Mais avant ça faut que le passage à l’acte soit pour ainsi dire obligatoire. Faut qu’on n’y pense même pas. Faut que ce soit la seule solution pour le personnage ».

Pourtant je savais, évidemment, que je n’avais aucune chance de convaincre Blacky de quoi que ce soit sans passer moi aussi à l’acte, ce soir-là, d’une certaine façon. À présent qu’il connaissait un peu mieux ma propre folie, et comme j’avais passé moi aussi de l’autre côté de son miroir, je savais que nous pouvions nous comprendre autrement que par ces sentences assenées de lecteur pro. Or la cuisine très épicée de L’Amazional, après la première fiole de vin de Banyuls que nous venions de descendre, nous aiderait peut-être à retrouver l’Afrique de Blacky, et par conséquent sa meilleure chance de décrocher la timbale...

(Suite de la nouvelle à découvrir dans le recueil Léman noir, à paraître ces jours aux éditions BSN Press, Lausanne-Bangkok. À noter, en outre, que Max Lobe publiera, en janvier prochain, aux éditions Zoé, son nouveau roman intitulé 39, Rue de Berne.)


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