Passion de Fiodor Mikhaïlovicth Dostoïevski.
C’était un homme absolument ridicule que Fiodor Mihaïlovitch Dostoïevski, et sans doute est-ce pour cela que nous l’aimons tant, plus encore que nous l’admirons. C’est entendu : nous admirons Tourguéniev et nous admirons plus encore Tolstoï. Le premier fut un immense artiste, le second un génie apollinien. Et nous aimons Tchékhov, plus que nous l’admirons. Mais Tchékhov n’est pas ridicule. Rozanov en revanche est ridicule, que nous aimons plus que nous l’admirons. Or Rozanov est un personnage de Dostoïevski et même plus : non seulement il aima la même femme que celui-ci, mais il représente en quelques sorte l’émanation survivante du ridicule dostoïevskien porté à son propre point d’incandescence lyrique.
Que Dostoïevski fût ridicule jusqu’à l’absolu, nous l’avions subodoré à le lire, alors même que maintes gloses lui arrangeaient le portrait. Exalté, fuligineux, torturé, pervers, morbide: tant que vous voudrez. Mais ridicule, on n’a pas trop osé le prétendre, sauf l’intempestif Nabokov. Ridicules ses agités personnages: certes. Mais à l’écrivain, la convenance voulait qu’on finît toujours (dans les biographies) par lui tendre un bout de fauteuil pour qu’il se repose de sa dernière crise, ou un bout de couronne de laurier pour la photo pérenne. La foule immense qui se pressait à son enterrement pouvait faire illusion. Cependant la encore le ridicule devait triompher : ses pairs dignes de manier l’encensoir étaient soit à l’étranger (Tourguéniev), soit à la campagne (Tolstoï), soit au chaud pour cause de rhume (Saltykov-Chtchédrine). Le seul qui avait préparé son speech (Maïkov) n’eut pas le temps de s’en fendre. Dostoïevski l’avait échappé belle, comme le Christ coupa à l’équipe sanitaire ou à la cellule de soutien psychologique avant la mise en croix. Loin de le tuer, le ridicule sauva Dostoïevski. De Tourguéniev nous dirons volontiers, comme des rangs d’oignons chauves de l’Académie, qu’il est « immortel ». A Dostoïevski nous devons plus d’égards. Or ceux-ci passeront d’abord par la considération pleine de l’absolutisme de son ridicule.
Un livre éclairant nous y aide de façon décisive dont l’auteur, Igor Volguine, a reconstitué La dernière année de Dostoïevski. Pour ridicule que paraisse aussi telle entreprise, précisons d’emblée que le paradoxe est dans les faits : car entre 1880 et 1881 Dostoïevski achève, sous les yeux de la nation, Les Frères Karamazov, tout en atteignant le sommet du ridicule dans sa confrontation avec le siècle et avec le ciel. C’est aussi bien de cela qu’il s’agit tous les jours de ces dernières années de la vie de Fiodor Mikhaïlovitch : du salut de la Russie et des fins dernières de l’humaine engeance.
Au moment où commence le récit de Volguine, la Russie vibre d’attente impatiente et pense: Constitution. Mais les plus fébriles de ses fils préfèrent à celle-ci l’action dynamitique. Et le pouvoir menacé se défend: seize condamnations à mort pour la seule année 1879. Défendre les terroristes eût été ridicule, argueront les mêmes gens raisonnables qui auront fourré dans le même sac, de nos jours, Karakazov et Baader-Meinhof. Or Dostoïevski se paie le premier ridicule de penser tout autrement. Se disant « socialiste russe » il prend la défense des fils de nihilistes, et certain plan de son roman indique aussi bien que le doux Aliocha aurait pu devenir régicide… Mais chaque attentat contre le tsar poigne Dostoïevski au cœur et à l’âme. Parce qu’en même temps il voit en le tsar le garant d’un Etat à venir qui se confondrait à une nouvelle Eglise. Visées conservatrices banales ? Son attitude envers les chiens de garde Katkov et Pobiendonovstsev prouve le contraire. Parce qu’il ne se range pas du côté de la Volonté du peuple et publie son dernier roman dans une revue de droite, d’aucuns voient en lui un renégat. C’est ne pas déceler le ridicule profond de son attitude qui, de la raison révolutionnaire, a fait le saut dans ce paradoxe à la Tertullien (Credo qui absurdum est) qui postule la plus grande liberté (bien plus réelle, pense-t-il, qu’en démocratie parlementaire) sous le règne du tsar à l’écoute du peuple russe – non pas les fonctionnaires, les intellectuels ou les bourgeois, mais le peuple des « bougerons », les gueux de Platonov, les moujiks de Soljenitsyne, le peuple des humiliés et des offensés assimilé à la seule église vivante, hors les murs et la cléricature. Dans son dernier cahier, Dostoïevski note crânement en parlant du tsar : « Plus il croira en la vérité que le peuple ce sont ses enfants, et plus je serai son serviteur ». Puis d’ajouter, ingénu : « Mais il en met du temps à le croire ! ».
N’est-ce pas ridicule ? Ce l’est à un point sublime, et c’est pourquoi nous l’aimons tant. Les jeunes filles et les garçons russes le suivaient d’ailleurs à genoux dans cette manière de ridicule Passion. Elles se jetaient à ses pieds, ils rugissaient de ferveur, elles retiraient ses couronnes à Tourguéniev (pseudo-progressiste de salon) pour les disposer sur son front d’ombrageux inspiré. A la fameuse inauguration du monument à Pouchkine, apothéose du ridicule dostoïevskien dont libéraux et réacs ricaneraient les jours suivants, un jeune homme perdit connaissance comme les femmes au pied de la Croix. Plus ridicule tu meurs !
Mais ne mélangeons pas tout. Le Christ n’est pas ridicule : Il est Christ. Tandis que Dostoïevski est plus ridicule que grand chrétien. Leontiev a beau jeu de le fustiger : le dogmatique Constantin est aussi peu ridicule qu’un pape ou qu’un pope, qui légifèrent et codifient tandis que Dostoïevski vit dans la contradiction et plus encore dans le paradoxe incarné qu’est la vie du poète romancier chrétien socialiste joueur pécheur prophète et tutti quanti. Ridicule Dostoïevski : tout nous porte à le fuir, et nous y revenons. Julien Gracq disait qu’il préférait mille fois la clairière de Tolstoï aux trappes enfumées de Dostoïevski, mais que c’était dans celles-ci qu’il retournait sans cesse se fourrer malgré lui.
Et de même, à nous replonger dans Le Songe d’un homme ridicule de Fiodor Mikaïlovitch, à revenir à Douce, à les retrouver tous tant qu’ils sont, de Raskolnikov à Muichkine, personnages non moins ridicules que Dostoïevski, de même éprouvons-nous, au bord du gouffre froid de la Raison raisonnable, comme un obscur désir de partager cette folie et ce feu du ridicule absolu de l’amour.
Igor Volguine. La Dernière année de Dostoïevski. Traduit et annoté parAnne-Marie tatsis- Botton. L’Age d’Homme / De Fallois, 614p.
Fiodor Dostoïevski. Nouvelles et récits. Traduit et présenté par Bernard Kreuse. L’Age d’Homme, 650p.
A lire absolument: Dostoïevski, Les années miraculeuses. par Joseph Franck. Actes Sud.
Image du Christ: Louis Soutter