Magazine

Un conte de Noël de Marjolaine Bouchard…

Publié le 02 décembre 2012 par Chatquilouche @chatquilouche

Un Noël flamboyant

À Dany qui, en se faufilant dans le chas d’une aiguille, a su prolonger sa ligne de vie

Un conte de Noël de Marjolaine Bouchard…

Illustration de Florence Jean

Comme une détonation dans le ventre, la nouvelle l’avait anéantie.  Diagnostic de cancer.  Elle ne voulait pas lutter et s’était emmurée chez elle,prostrée toute la journée, tentures fermées, de la rage plein le cœur, la révolte l’empêchant de pleurer.

Son ami Martin l’avait traînée de force aux rendez-vous : généraliste, oncologue, radiologue…  Elle n’écoutait pas les consignes ni les étapes préopératoires, ne suivait pas les instructions pour les médicaments.  Des semaines plus tard, elle retint ces quelques phrases, celles du chirurgien : « Laissez-moi vous sauver.  Je peux le faire…  Je dois vous retirer ça. » Ça.  Cette chose innommable, monstrueuse.  Sans trop le croire, elle s’était abandonnée au bistouri.

Après, les nombreux traitements et leurs revers : radiologie, chimiothérapie, nausées, maux de tête… le corps bombardé de rayons et de substances qui anéantissent autant les bonnes que les méchantes cellules.  Ses longs cheveux bouclés s’entassaient, chaque matin, en mèches désordonnées au fond de la corbeille, de grands cernes marquaient son visage, des taches brunâtres apparaissaient sur sa peau de plus en plus parcheminée.  Elle n’avait plus d’énergie, voulait laisser tomber, pour de bon.

Elle se tut, dormit seule.

Elle s’éveilla un autre matin, encore, surprise d’ouvrir les yeux, toujours vivante, et de reprendre ce terrible simulacre.  Elle traîna ses pantoufles à la cuisine.  Dehors, il avait neigé.  Sur le tapis blanc, elle vit passer une silhouette souple : un chat marbré bondissait en laissant ses empreintes légères sur la neige.  Le jour suivant, il repassa.  Elle ouvrit la porte, appela.  Le chat, méfiant, s’immobilisa un instant, la regarda et s’enfuit.  Elle déposa sur la galerie des morceaux de poulet, referma la porte doucement et observa à la fenêtre.  Le chat revint et dévora jusqu’à la dernière miette.

Elle demanda à Martin d’acheter de la nourriture pour chat, la meilleure, et, chaque jour, elle préparait un bol qu’elle plaçait au même endroit, tout près du seuil, laissant la porte entrouverte.  Elle s’asseyait par terre et attendait.  Le chat approchait prudemment, aux aguets.  Elle lui parlait doucement.  Un jour, le chat s’assit, la fixa de ses grands yeux verts qui semblaient contenir toute la connaissance et la sagesse du monde.  Cet animal perdu semblait comprendre que son angoisse à elle était bien plus intense que sa peur de chat.

Il entra enfin dans la maison et avec le temps, se laissa caresser, s’endormit sur le fauteuil, joua avec la ficelle qui dansait devant lui et, un soir, il se coucha au pied du lit.

Elle insista et accompagna Martin pour choisir des jouets, une litière, un panier et un arbre de Noël.  Elle le décora en chantant pendant que le chat s’amusait avec les guirlandes et les boules.  Martin, installé dans le fauteuil, soupirait d’aise.  Sa douce reprenait vie, souriait, acceptait de rester seule sans sombrer dans l’angoisse.  Elle le poussa même à sortir pour le party de bureau.

***

Quand le chat ouvrit les yeux, tout était noir comme si les couleurs avaient été englouties.  Il avait passé les derniers jours pelotonné dans le vieux secrétaire.  Un nouveau jour se levait et des faisceaux indiscrets de lumière pénétraient dans le meuble par les fissures des angles.  Cependant, ni les pas de Maîtresse, ni le sifflet de la cafetière, ni le ronronnement de l’ouvre-boîte n’annonçaient l’heure du déjeuner.

C’était ainsi depuis qu’étaient passés les hommes jaunes et fous, ceux qui portaient des masques et de longs boyaux, qui avaient brisé les vitres et les murs sans aucun respect pour les meubles et les bibelots : ces souvenirs si chers à Maîtresse.  Dans un grand saccage, ces envahisseurs avaient démoli jusqu’à son panier, sa litière et sa souris à sonnette.  Ils n’avaient laissé que cette suie humide, ce silence crasseux.  Même sa fourrure était imprégnée de cette forte odeur collée partout.  Il léchait et léchait encore son poil pour lui rendre son lustre brillant.  Rien à faire : le dépôt noir et gras restait agglutiné sur la langue et laissait un goût affreux dans la gorge.

Trois jours à se cacher, à respirer difficilement, sans bouger, roulé en boule, terrassé par la peur.  Il craignait de revoir l’aveuglante lumière, d’entendre les crépitements, les cris désespérés, de sentir ses moustaches grésiller sous l’insupportable chaleur.

Aujourd’hui, tout semblait calme.  Il passa enfin la tête par une ouverture et scruta tout autour.  Un soleil hypocrite éclairait la pièce.  Deux murs entiers étaient tombés et un ciel gris argent remplaçait maintenant le plafond.  Disparus, les rideaux de velours à plis lourds qui pendaient aux fenêtres et les costumes accrochés à la patère.  Rien ne bougeait, sauf…

Dans un coin, l’arbre aux parures se tenait encore debout.  Il n’en restait qu’un squelette noir, grillé.  Cependant, les courants d’air agitaient encore quelques fils d’argent que Maîtresse avait déposés sur les branches.  Le chat sauta sur le sol sale et humide et courut jusqu’au tronc calciné pour observer les serpentins qui y scintillaient toujours.  De la patte, il toucha l’un des longs brins d’argent qui frémit aussitôt.  Cependant, il se méfiait à présent.  Plus d’heure joyeuse, plus de bond ni de culbute, plus d’attaque pour surprendre les boules, les gracieux glaçons d’aluminium et les ampoules lumineuses avec lesquels il s’était tant amusé pendant les longues siestes de Maîtresse.

Il n’avait pas oublié…  Pas oublié qu’il avait trop mordillé les fils électriques de l’arbre aux parures, pas oublié le grand choc qu’il avait reçu alors, le terrible feu qui avait suivi et l’arrivée des hommes jaunes.  Était-ce ça, le Noël flamboyant et la chaleur des rencontres ?

Et Maîtresse ?  Il se faufila jusqu’à la chambre.  Plus de lit, que des ressorts calcinés.  Il agrandit les yeux, miaula à peine, se terra pour se cacher sous la structure métallique.  Où était passée Maîtresse ?

Dans le crachin froid, une voix : « Minou !  Viens, minou ! »   Comme il s’apprêtait à sortir de sa cachette pour répondre à l’appel, la voix s’était brisée en sanglots.  Non, il ne pouvait s’agir de Maîtresse ; elle avait toujours le ton enjoué.  Il avança la tête pour mieux voir.  Oui, c’était bien elle, pleurant et se désolant sur l’épaule de Martin.  Ils avançaient maladroitement parmi les débits.

— Je te jure.  Il a sauté sur mon lit en hurlant, m’a griffée pour que je me réveille enfin.  J’avais pris des somnifères.  J’ai eu à peine le temps de sortir.  Tout était en feu.

— Un chat a neuf vies.  Celui-là t’en aura donné deux.

Martin la serra contre lui et ils s’éloignèrent vers la sortie.

Notice biographique

Marjolaine Bouchard est née à La Baie en 1958.   Toute petite, lorsqu’on lui posait la question « Que feras-tu quand tu seras grande ? », elle répondait : « une écriveuse de livres ».  Son rêve d’enfance se concrétise en 1996 alors que son premier roman remporte le prix littéraire de la Plume saguenéenne et est publié aux Éditions JCL (Entre l’arbre et le roc, 1997). Il sera suivi de quatre autres romans :Délire virtuel (JCL, 1998) La Marquise de poussière, Le Cheval du Nord (JCL, 1999) et Circée l’enchanteresse (JCL, 2000). En 2007, elle publie son sixième roman pour la jeunesse : Le Jeu de la mouche et du hasard (HMH Hurtubise) qui remporte le prix de l’AQPF et de l’ANEL en 2008. Elle contribue au collectif Un Lac, Un Fjord, Un Fleuve (recueil de nouvelles) depuis 1999 et participe activement à des rencontres dans les écoles primaires et secondaires ainsi qu’à titre de conférencière dans les bibliothèques publiques et à l’université.  Elle a participé à de nombreux festivals littéraires et événements culturels à travers le Québec. Elle est membre de l’Association professionnelle des écrivains de la Sagamie-Côte-Nord (APES-CN) et de l’Union des écrivains du Québec (UNEQ).

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https://maykan2.wordpress.com/)


Filed under: Marjolaine Bouchard Tagged: conte Noël, Marjolaine Bouchard

Retour à La Une de Logo Paperblog