Colette Braeckman - L’Homme qui répare les femmes,

Publié le 03 décembre 2012 par Naira
« Très jeune, Denis Mukwege doit constater l’impuissance de son pasteur de père devant la maladie qui ronge le Congo. A huit ans, il se rend compte que la prière a ses limites, que l’enfant malade visité par son père ne guérira pas par la force du Saint-Esprit, qu’il faut des médecins avant les pasteurs. Très jeune, donc, Denis Mukwege décide qu’il sera muganga (médecin en Swahili), sans pour autant renier la religion. Obstiné, il survole les obstacles, suit brillamment des études de Médecine au Burundi, défend une thèse en pédiatrie, avant de trouver le combat de sa vie : les femmes. Car dans le Congo agité des années 90, les femmes sont les premières victimes des guerres que se livrent les opposants de tout poil. Les violences faites aux femmes deviennent les armes de destruction massive d’une guerre qui ne dit pas son nom. Le Docteur Mukwege n’aura de cesse de soigner ces corps violés, déchirés, détruits par la sauvagerie de l’homme. Il y met tout son talent, son courage, sa ténacité. Il parcourt la boue, ouvre des dispensaires, utilise les prix et distinctions humanitaires qu’il reçoit à la construction de nouvelles structures, use de sa renommée pour plaider la cause de son pays et de ses concitoyennes auprès de l’ONU. Sans répit. Car le combat n’est jamais fini. Pourtant, à 57 ans, le Docteur Mukwege a plusieurs vies derrière lui. »
Les lecteurs attentifs du Soir la connaissent. Colette Braeckman couvre depuis des années l’actualité centre-africaine et enrichit les colonnes du quotidien de ses reportages tout terrain. Le Congo, elle connaît bien. Depuis trente ans qu’elle patauge dans le bourbier, elle a eu le temps d’observer le pays et de l’aimer. Lors de ses multiples périples, elle rencontre le Docteur Mukwege et s’intéresse à ce guérisseur acharné. Elle le convainc, avec l’aide de Louis Michel, de lui accorder un long entretien. De ce témoignage fleuve, la journaliste accouche d’un bouquin : L’Homme qui répare les femmes, ou le combat du Docteur Mukwege contre les violences faites aux femmes au Congo.
Mais le livre de Colette Braeckman n’est pas seulement le récit d’un combattant hors du commun, d’un gynécologue qui a voué sa vie à réparer gratuitement 30.000 vagins déjà, d’un humaniste éclairé conscient des dérives de son pays. Si le fil conducteur est effectivement l’histoire de Mukwege, la journaliste en profite intelligemment pour dresser le portrait d’un Congo complexe, ruiné par ses dirigeants et ses voisins, souffreteux, essoufflé par les guerres incessantes qui amènent encore chaque jour son lot de victimes.
Ainsi, à travers l’homme, le pays. A travers une vocation infaillible qui côtoie au quotidien la barbarie indécente, une histoire politique consternante, souillée par des rois de pacotille qui n’hésitent pas une seconde à enrôler des enfants et des guerriers violeurs pour asseoir leur autorité.
Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi Mukwege se retrouve-t-il, par une sombre journée de mai 2012, devant le vagin explosé d’une fillette de trois ans, démolie par le passage successif de rebelles rwandais sur son corps innocent ? Pourquoi les casques bleus, pourtant postés dans la région du massacre, n’ont-ils pas réagi à temps ? Que dire encore ? Que faire ?
A toutes ces questions, Braeckman et Mukwege tentent d’apporter leurs réponses avec lucidité et humilité. Si le corps des femmes est devenu « le champ de bataille d’une guerre de basse intensité », comme l’exprime bien Marc Schmitz dans l’Avant-propos, c’est parce que « les populations du Kivu sont un peuple fier. Leur femme, c’est leur propriété. Si on la détruit, c’est le fondement de leur dignité que l’on brise. », rapporte Braeckman qui se souvient de la formule plus imagée d’un paysan : « Nos femmes, ce sont nos tracteurs. » C’est d’ailleurs la basse raison qui pousse les auteurs de ces ignominies à les pratiquer en présence des maris, pères, frères, afin que la terreur soit totale. De ces hommes détruits, psychologiquement castrés, on ne dit rien, déplore Mukwege, alors que ces victimes collatérales mériteraient qu’on s’attarde sur leur cas également, qu’on les aide, qu’on les soigne. Autres victimes collatérales trop souvent oubliées selon le Docteur, les enfants du viol, généralement abandonnés par leurs mères désireuses de se (re)marier.
Tout le travail qu’il reste à faire en aval ne doit pas masquer la nécessaire prise en charge du problème en amont. Et Mukwege de fustiger l’intégration des rebelles dans l’armée congolaise, l’observation onéreuse et inefficace de la mission de l’ONU, ou encore l’impunité du Rwanda qui exporta son génocide sur les terres congolaises. Le médecin n’a de cesse de plaider pour une intervention plus humanisante auprès de la Communauté internationale, pour une reconversion agricole des militaires désœuvrés, donc pilleurs, pour un encadrement psychologique des enfants-soldats, pour une prise en charge des guerriers sauvages, tour à tour employés par les autorités congolaises et rwandaises, mais dont plus personne ne veut maintenant.
Alors, forcément, son discours dérange. En témoigne la énième tentative d’assassinat dont il a réchappé il y a à peine un mois. En témoigne le vol de son ordinateur alors qu’il s’apprêtait à confronter le monde aux atrocités commises dans son pays, images à l’appui. Mais Mukwege ne lâche pas. Il continue à « témoigner pour éviter de hurler », comme l’écrit Braeckman. Braeckman, justement, par qui ce témoignage essentiel rayonne. Braeckman, qui contextualise rigoureusement le récit de « Papa Mukwege », le héros de ces dames, le héraut de ces drames.
Grâce à la plume de la journaliste et à l’engagement de la maison d’édition André Versaille et du Grip, la voix de Mukwege nous parvient, enragée, touchée, touchante et nécessaire. Il fallait un homme extraordinaire pour conter l’histoire d’un pays qui ne le serait pas moins sans ces sordides cicatrices du passé. Il méritait bien un livre, ce livre.

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