Le dernier des Mohicans
Jusqu’où iriez-vous par passion, par amour de l’art? William Friedkin, lui, fait partie de cette petite caste de réalisateurs peu enclins aux compromis ( Paul Verhoeven, Werner Herzog, John Cameron, que des branques ) qui tueraient pères et mères pour mener à bien leur vision, leur soif de cinéma. Principaux faits d’armes de Hurricane Billy, sans doute le cinéaste le plus fou du monde: braquer un fusil sur ses acteurs avant les prises pour les plonger dans un état second, jouer avec la vie de ses cascadeurs en fonçant à toute berzingue et avec une sécurité minimale dans la circulation pour réussir les scènes de poursuite les plus célèbres de l’histoire, diriger une gamine en la terrorisant
Résultent de ce jusqu’au boutisme créatif et de cette pulsion de mort des œuvres immenses, célébrées aujourd’hui mais souvent incomprises et mal-aimées en leur temps, à l’image de Sorcerer ou de To Live and die in L.A. Une image d’outkast au sein du système hollywoodien proche de celle de John Carpenter qui aura abouti à une longue traversée du désert pour Friedkin, plus actif au théatre qu’au cinéma depuis les années 90. Probablement le prix à payer pour rester fidèle à ses idéaux et refuser de se soumettre au robinet d’eau tiède devenu totem dans notre société. Mais la bataille n’est pas perdue, comme vient nous le montrer brillamment son dernier brûlot, Killer Joe.
Phantom of the Paradise
Pour son grand retour, Bill le dingue vient clairement braconner sur le territoire des frères Cohen en s’attaquant de front à la face sombre du rêve américain. A l’instar de Fargo ou Blood Simple, les héros du film sont avant tout des victimes de leurs rêves et des mythes structurant leur pays. Infusés au flot débilitant d’une TV continuellement en marche, fantôme hantant le film, les protagonistes de Killer Joe ne voient leur salut que par une réussite matérielle. Thématique éminemment Cohenienne, l’aliénation des tristes sires américains aux mythes de leur nation. Prisonnière de ces constructions mentales inculquées dès le plus jeune age, la famille Smith va s’enfermer elle-même dans une spirale de violence et une descente aux enfers pathétique.
Le doigt sur la gâchette
On peut le constater, Bill n’a rien perdu de sa légendaire misanthropie. Mais si son Killer Joe repose avant tout sur cette peinture au vitriol des bassesses humaines, ce sont ses points de rupture qui le rendent si fascinant. A commencer par l’interprétation incandescente de Juno Temple dont le rôle d’adolescente rêveuse, sensuelle et totalement déconnectée du monde tangible renvoie directement au jeu en apesanteur de Sheryl Lee dans Fire Walk With Me, le film adaptant Twin Peaks au cinéma. Twin Peaks, le mot est lancé. Le monstre de foire de David Lynch est clairement une des réfèrences de Friedkin pour Killer Joe. Même galerie de rednecks tous plus barrés les uns que les autres, même musique bluesy-syhthétique et surtout même capacité à créer des scènes en constante balance entre le réalisme le plus cru et le surréalisme le plus abstrait.
Un film donc totalement autre qui doit beaucoup à l’interprétation hallucinée de Matthew McConaughey dans le rôle titre. Gants, chapeau, lunettes de soleil, cuir, tout est érotisé et fétichisé chez Joe. Un monstre qu’on croirait tout droit sorti de Scorpio Rising. Le climax ultra-violent et dérangeant au possible lui doit beaucoup. Assez clairement le rôle de sa vie.
Killer Joe, un an après le conte de fée macabre Winter’s Bone, vient nous prouver une nouvelle fois la capacité qu’ont les américains à exploiter leurs mythes et leurs démons. Pas de doute possible, la face sombre de l’Americana a encore de beaux jours devant elle.
Brice