Notes de l'isba (18)
Connaissance par les gouffres. - Un préjugé débile de bourgeois repus voudrait que les romans de Dostoïevski ne concernent que des jeunes gens exaltés capables de s'identifier à ses protagonistes, alors que plus on va - et surtout aujourd'hui où la maturité tarde à s'affirmer-, plus il faut admettre que les chefs-d'oeuvre de l'immense romancier russe, à savoir principalement L'Idiot, Les Démons et Les Frères Karamazov, requièrent une connaissance d'expérience des grands fonds de la psychologie humaine. Bien entendu, l'on ne peut que se réjouir de voir une jeune fille ou un jeune homme s'atteler à la lecture des Karamazov (et j'ai hâte d'en parler bientôt avec mon ami youngster Quentin Mouron, qui en est à sa seconde lecture !), mais je constate pour ma part que jamais, jusque-là, je n'avais eu le sentiment, comme à l'âge approximatif du romancier à sa composition (FD est mort à 60 ans mais avec un savoir humain de centenaire...), de sonder vraiment les profondeurs psychologiques et spirituelles de ce roman-somme. Dostoïevski est le plus grand romancier qui existe en cela qu'il a ressaisi toutes les formes de la passion, du plus infâme des scélérats (l'ignoble et néanmoins pitoyable père Karamazov) aux figures christiques du jeune Aliocha ou du vieux starets Zossima. La grille de lecture d'un René Girard m'aide beaucoup, aussi, à démêler les vertigineuses embrouilles des rivalités mimétiques entre hommes de même sang, convoitant la même femme, autant que celles qui opposent les sexes et les classes, mais c'est en soi-même, je crois qu'il est le plus important de trouver, en premier lieu, les échos de cet extraordinaire roman traversé par toutes les tempêtes de l'hystérie amoureuse et lesté par la douleur autant que par le désir d'une vie meilleure.
Crainte et tremblement. - Léon Chestov a lui aussi sondé les profondeurs et les tourments hallucinants vécus par les personnages de Dostoïevski, dans La philosophie de la tragédie (Flammarion, 1966) où il le rapproche de Nietzsche, mais ces grandes visions d'ensemble devraient rester un horizon, pour le lecteur abordant cet univers, comme je m'y efforce à les tenir à distance en restant seul et nu devant le texte et les personnages. Henry James dit quelque part que, dans un grand roman, tous les personnages ont raison. Et c'est aussi ce que je me dis face à l'ignoble vieillard rivalisant avec ses fils ou en passant d'une femme à l'autre, chacune ressaisie dans sa complexité, de l'hystérique petite Lise handicapée à la terrible Grouchenka ou à la fascinante et insaisissable Katerina Ivanovna, sans parler des trois frères...