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Le crime du quatorze Juillet

Publié le 09 décembre 2012 par Mazet

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Le crime du 14 juillet

LE CRIME DU 14 JUILLET une

Paris, 14 juillet 1919.

Ninon étouffait. Depuis une heure, elle errait sur les trottoirs parisiens. Dieu merci, dans la foule qui avait envahi les rues, elle passait presque inaperçue. Son front était trempé de sueur et le cœur lui battait aux tempes. Le flot d’hommes et de femmes endimanchés, qui descendait vers les Champs-Élysées, contrariait sa fuite. Heureusement pour elle, ils avaient la tête ailleurs. Pour les Parisiens, cette journée devait être inoubliable. Elle devait tourner la page de quatre ans de cette tuerie, qui avait assassiné, meurtri tant de jeunes vies. Dans l’atmosphère bon enfant et la liesse qui suivent les sorties de cauchemar, personne n’avait remarqué le curieux accoutrement de la jeune femme. Malgré le soleil de plomb, elle portait une de ces capotes dont les soldats s’étaient vêtus durant quatre hivers. Faute de bouton au col, d’une main, elle la tenait serrée autour de son cou. Ce vêtement bizarre était jeté sur un corsage blanc que maculaient d’immenses taches de sang à peine séché. Dans sa course folle, elle s’était heurtée à un grand dadais, qui lui avait pris le menton dans la main.

- Allez, jeunette, sois pas bégueule, viens faire la fête.

Comme elle essayait de s’échapper, il la prit par les épaules.

- Viens avec nous.

Ninon secoua la tête. Un des compagnons du grand échalas vit les larmes qui coulaient sur son visage.

- Laisse- la, tu vois bien qu’elle n’est pas d’humeur.

Elle en profita pour continuer sa route. Elle n’avait maintenant qu’une hâte, rejoindre la rue de Ménilmontant. Léonard ne se serait peut-être pas réveillé. À deux mois, il lui arrivait de dormir quatre heures d’affilée, mais quand il s’éveillait, pas question d’attendre la tétée ! Elle ne pouvait guère compter sur ses voisins. On regarde de travers une femme de poilu qui accouche d’un garçon. Elle avait vingt-deux ans quand son mari avait disparu sur le Chemin des Dames, elle n’allait quand pas même finir sa vie comme une nonne ! Quand ils avaient appris qu’elle était enceinte, ses parents l’avaient mise à la porte. Elle travaillait alors à l’usine d’obus des Batignolles. Les journées de quatorze heures n’étaient pas rares. Quand son ventre s’était arrondi, elles semblaient encore plus longues. Elle n’en pouvait plus de pousser ces chariots garnis d’engins de mort. Cette fouine de contremaître n’avait pas tardé à le remarquer. Elle ne s’en était pas fait un ami. Quand elle avait été embauchée à l’atelier, plusieurs fois, elle avait repoussé ses mains baladeuses. Ses collègues ne s’étaient guère montrées plus charitables. On ne pensait même plus à murmurer pour évoquer le sujet.

- Tu te rends compte ? On ne sait même pas si son mari est mort !

- Surtout qu’on dit que le père, c’est pas un Français !

- Quand on a le feu quelque part, on prend n’importe qui !

Au bout de six mois de grossesse, le grand patron l’avait appelée. Il lui avait réglé son mois et puis lui avait dit de ne pas revenir. Heureusement, le destin vous fait parfois des clins d’œil ! Le soir même, elle avait rencontré Gisèle, la blanchisseuse installée à l’angle de la rue des Amandiers. Elles faisaient toutes deux la queue chez l’épicière qui regardait d’un œil torve le ventre de Ninon. Sa mine chagrine n’avait pas échappé à Gisèle. Elle l’avait attendue dans la rue. À demi-mot, elle avait compris sa situation.

- Si tu sais tenir un fer à repasser, viens demain à sept heures.

Depuis, elle travaillait dans l’arrière-boutique. Malgré la dureté de la tâche, sa grossesse s’était achevée normalement. Quelques jours après la naissance de Léonard, Gisèle avait aménagé de quoi poser le couffin. Ces quelques mois lui semblaient maintenant comme un paradis perdu. Tout se bousculait dans sa tête, la panique l’envahissait. Si quelqu’un l’avait vu entrer à l’hôtel de la Gare et si un passant se souvenait des taches de sang sur son corsage ? Qu’allait-il lui arriver ? Qui s’occuperait de Léonard ? Elle tourna à l’angle du boulevard de Belleville, enfin elle était sur la rue de Ménilmontant. Il était dix heures quand elle poussa la porte de son garni. Léonard dormait encore à poings fermés.

Place de l’Étoile, le défilé des vainqueurs s’ébranlait. Vers le milieu de la matinée, la foule avait envahi les Champs-Élysées. On acclamait Clémenceau et Poincaré. Les badauds agitaient les drapeaux des vainqueurs. Le temps était radieux, le ciel avait choisi le camp des triomphateurs. De Neuilly à la Place de la République, des rebords de trottoirs aux toits des maisons, la foule s’était accumulée en grappes denses. L’Arc de Triomphe semblait veiller sur ce matin radieux, comme si les vainqueurs d’Austerlitz et d’Iéna veillaient sur ceux de Verdun et de la Marne. Vers dix heures, le défilé militaire s’était ébranlé en rangs serrés. Au milieu des acclamations de la foule, les régiments bariolés marchaient dans un ordre impeccable. Les Américains ouvraient la voie, puis les Belges, les Anglais, les Français clôturaient le cortège. Tous les généraux étaient là, même ceux qui avaient conduit par bêtise les plus infâmes boucheries. Mais aujourd’hui, on veut oublier les morts, les estropiés, les maisons éventrées, les terres rendues stériles. Même si l’avenir demeure incertain, tout le monde se rassure en disant « L’Allemagne paiera ». Bien loin de cette agitation, Ninon s’était calmée. Elle avait poussé le verrou, puis s’était assise sur le lit pour reprendre quelques forces. Après sa folle traversée de Paris, elle se sentait à l’abri de tous les dangers. Elle reprit son souffle et retrouva un peu de sang-froid. Elle cacha la cape militaire derrière la corniche de l’armoire. Elle se déshabilla des pieds à la tête. Ses vêtements portaient la trace de son équipée matinale. Sur le corsage blanc, cadeau de Gisèle, s’étalaient d’immenses taches de sang. Elles avaient même réussi à imprégner son corset. Impossible de les nettoyer à la blanchisserie, mais ici, il lui faudrait des litres d’eau. Elle espérait que personne ne repérerait ses allées et venues avec son broc qui contenait au mieux cinq litres. Elle achevait sa toilette lorsque Léonard s’agita. Elle ne prit pas le temps de se rhabiller, tant elle connaissait sa voracité. Bien appuyé contre son sein, Léonard se calma instantanément. Le loupiot avait les joues rebondies. Elle ne se lassait pas de contempler son teint « café au lait ». Plus elle l’observait et plus elle voyait Jeremy. Où était-il maintenant ? Depuis ce matin, elle ne comprenait plus rien. Déjà hier soir, ce mot glissé sous sa porte, lui disant qu’il l’attendrait à l’endroit habituel à sept heures aurait dû l’alerter. Trop heureuse de le retrouver, elle s’était sans méfiance, rendue à l’hôtel de la Gare. C’est là que le cauchemar avait commencé. La chambre était plongée dans l’obscurité. Un homme semblait dormir étendu sur le lit. Elle s’était approchée, croyant surprendre Jeremy. Soudain, son regard s’habituant à l’obscurité, elle découvrit l’horreur. L’homme ne dormait pas, il finissait d’agoniser. De son cou tranché, un filet de sang s’écoulait encore. Instinctivement, elle se pencha, maculant son chemisier. Elle se demandait encore comment elle avait fait pour ne pas hurler. Ses chaussures trempaient dans le liquide rouge qui s’écoulait sur le plancher. À la lueur de la faible lumière posée sur la table de chevet, elle avait mesuré l’étendue du désastre. Soudain, elle avait réagi. Il ne fallait pas qu’on la trouve ici. Si on l’embarquait, qui s’occuperait de Léonard ? Dans l’affolement, il lui restait un brin de lucidité. Elle se dirigea vers la cuvette, y trempa ses chaussures et sortit en évitant les traces de sang. Elle s’empara de la capote pour masquer son chemisier. Elle s’était retrouvée dans la rue. Heureusement, personne ne l’avait accostée. Elle avait d’abord erré autour de l’hôtel, espérant apercevoir Jeremy. En vain, quand la foule se fut emparée de la rue, elle avait repris la direction de Ménilmontant. Avec le recul, elle se jugeait idiote. Comment avait-elle pu penser que ce billet était de la main de son amant ? Normalement, il lui fixait rendez-vous en envoyant un gamin à la blanchisserie pour la prévenir. Maintenant, elle en était sûre, ce mot n’était pas de Jeremy. Mais de qui ? Leur liaison n’était connue que de quelques personnes de confiance. Qui avait pu avoir l’idée de l’attirer dans cet endroit sordide ? Tout ça se bousculait dans sa tête. Elle avait néanmoins deux idées fixes : protéger Léonard et retrouver Jeremy.

La mauvaise matinée du commissaire.

Au commissariat de la rue de Vaugirard, Marin était d’humeur maussade. Pour un commissaire de quartier, le cauchemar c’était aujourd’hui. Paris, envahie de militaires, venus du monde entier, avides d’investir Montmartre et Pigalle, était promise à une journée chaude. Il avait mobilisé toutes ses équipes pour quadriller les rues. Ces rassemblements sont toujours favorables à l’activité des pickpockets et autres voleurs à la tire, sans compter les bagarres d’ivrognes qui ne manqueraient pas d’arriver dans la soirée. Quand le vin coule à flot, on se bat pour un mot déplacé ou un regard appuyé à sa fiancée. La fête durait depuis deux jours et, pour l’instant, rien de grave ne lui était arrivé aux oreilles. Même s’il n’était pas homme à participer aux liesses collectives, il décida de prendre la direction des Champs-Élysées. Après tout, il avait lui aussi donné quatre ans de sa vie. Il avait fait « sa » guerre. Refusant les avances du renseignement, qui voulait lui faire traquer les « subversifs » et autres pacifistes, il opta pour l’artillerie. Il ne savait pas de combien de morts il était responsable, tant amis qu’ennemis. Il ne se considérait pas comme un héros ; l’artillerie, c’était un moyen de voir la mort de loin. Dès que l’armée se fut séparée de lui, il avait rejoint son commissariat. La guerre avait éclairci les rangs des concurrents. C’est en qualité de patron qu’il rejoignit la boutique dans laquelle il était entré, dix ans plus tôt, en tant que brigadier. Il espérait secrètement que cette promotion lui permettrait de rejoindre rapidement un lieu pas trop éloigné de son Pilat natal.

Au moment où Ninon poussait la porte de son garni, Marin prenait la direction de la place de la Concorde. Il avait parcouru une centaine de mètres, lorsqu’il entendit le pas lourd et la voix essoufflée du brigadier de permanence.

- Commissaire, commissaire, l’inspecteur Marceau est au téléphone ; ils ont trouvé un homme mort à l’hôtel de la Gare, rue du Départ.

- Que veux-tu que j’y fasse ?

- C’est que, commissaire, il baignait dans son sang !

Merde, se dit Marin. Il revint au commissariat. Marceau était encore au bout du fil.

- Alors Marceau ? Vous avez décidé de me gâcher la journée.

- J’aurais bien voulu éviter patron ! Mais le tenancier de l’hôtel de la Gare a découvert un cadavre chez lui. D’après ce que j’ai pu voir, l’homme a été égorgé.

- Très bien, j’arrive. Faites bloquer l’hôtel et dégager un peu la rue.

Marin et les deux brigadiers se dirigèrent vers la rue du Départ. L’hôtel n’appartenait pas à la catégorie des palaces, mais ne ressemblait pas non plus à un boui-boui. Le rez-de-chaussée était occupé par un restaurant. La salle était équipée d’une dizaine de tables de bois et d'un vrai zinc. Aux murs pendaient quelques réclames pour la limonade et l’anisette. Sans prétention, l’établissement était probablement le point de chute de quelques représentants de commerce provinciaux. Le patron était un grand type d’une cinquantaine d’années au visage maigre et aux yeux exorbités. Pour le seconder, une vieille femme voûtée, aux cheveux gris, vêtue de noir, que l’homme présenta comme sa mère. Dès son arrivée, Marin se fit conduire à l’étage où l’on avait découvert le corps. Marceau en gardait jalousement l’accès.

- Tu n’as touché à rien ?

- Non, j’ai déniché un docteur pour examiner le corps !

- Une ambulance ?

- Pas facile, patron, la circulation est quasiment impossible. J’ai été obligé d’user d’autorité avec la Croix-Rouge. On m’en a promis une dans une heure.

- Le relevé des empreintes ?

- La préfecture de Police m’a promis deux spécialistes pour la fin de la matinée.

Marin soupira d’aise. Marceau était la conscience incarnée du flic. Il s’arrêta au seuil de la chambre, la pièce était modestement meublée. Sur le lit de fer, un homme gisait, imbibé dans son sang. Le plancher commençait d’être envahi par le liquide rouge. Le commissaire repéra quelques traces de pas entre la couche et le meuble sur lequel étaient posés une cuvette et un broc d’eau. Sur la pointe des pieds, il s’approcha et se pencha au-dessus du cadavre. Bizarrement, l’homme était vêtu d’une chemise de l’armée américaine et d’un pantalon qui n’avait rien de celui d’un uniforme. Il avait bien eu raison de redouter cette journée. Marin laissa la chambre sous la surveillance de Marceau, puis rejoignit l’hôtelier et sa mère.

- Alors, monsieur ?

- Pourrat, Gaspard Pourrat.

- C’est vous qui avez découvert la victime ?

- Chaque matin, je monte faire un tour dans les étages. La porte était entrouverte, une odeur bizarre s’échappait. J’ai poussé la porte et j’ai aperçu ce que vous avez vu vous-même.

- Vous ne vous êtes pas approché du corps ?

- Non, j’ai pensé qu’il n’y avait plus rien à faire. Je suis sorti dans la rue et j’ai prévenu un agent qui se trouvait au carrefour.

- Vous connaissez le nom de la victime ?

- C’est que…

- Passez-moi votre registre.

L’homme s’exécuta de mauvaise grâce. Pas de nom pour la chambre 12. Marin le fusilla du regard.

- Il va falloir vous expliquer monsieur Pourrat.

- Je ne connais pas ce monsieur !

- Comment le savez-vous ? Vous ne vous êtes pas approché du lit !

- Non, je ne sais même pas comment il est entré !

- Monsieur Pourrat, j’espère que tous les autres occupants figurent sur votre registre.

L’homme baissa la tête et se réfugia dans le silence. Marin reprit la parole sur un ton nettement plus sévère.

- Monsieur Pourrat, vous louez des chambres, en douce, sans vous préoccuper de l’identité des individus. C’est une affaire entendue, nous nous en occuperons en temps utile. Pour l’instant, nous avons mieux à faire. Si vous voulez garder ouvert votre établissement, il vaudrait mieux me dire tout ce que vous savez sur cet homme.

Gaspard réfléchissait encore lorsque sa mère fit irruption dans la pièce.

- Raconte tout au commissaire, je n’ai pas envie d’aller te voir à Fresnes.

- Je ne vous ai menti qu’à moitié, monsieur le commissaire. Je connais cet homme, mais je ne sais pas son nom. Il louait la chambre depuis deux mois.

- Je suppose qu’il payait grassement.

Pourrait ignora la remarque.

- Les Américains sont arrivés les poches bourrées de dollars. Il a payé deux fois le prix.

- Il dormait ici depuis deux mois et tu ne sais rien !

- Il passait seulement une nuit de temps en temps.

 - Seul ?

- Vous avez vu les lieux, commissaire ? On peut, soit entrer par le restaurant, soit entrer par la porte qui donne sur la rue et accéder directement aux chambres. Elle reste ouverte toute la nuit, les clients peuvent aller et venir à leur aise.

Cette fois, Marin rougit de colère, son épaisse moustache frémit.

- Gaspard, ton cas devient indéfendable. Si tu continues, tes clients devront trouver un autre hôtel et toi, tu auras droit à un toit gratuit.

- Je vous jure que je ne connais pas son nom. Il occupait la chambre de temps en temps. Je pense qu’il partageait la piaule avec un autre type, plus facile à reconnaître, c’était un grand noir.

- À ton avis, pourquoi avait-il loué cette chambre ? Pour recevoir des filles ?

- Une blonde est venue deux ou trois fois.

- Tu la décriras à l’inspecteur Marceau. D’autres visites ?

 - J’ai aperçu un type avec une mallette. Plutôt du genre bourgeois, j’ai bien vu la chaîne de sa montre.

Gaspard se réfugia à nouveau dans le silence.

- Dis donc, tu n’es pas d’un naturel curieux. N’importe qui entre chez toi. Ce bourgeois, quel âge ? Quelle taille ?

- À peu près trente ans, grand. Ah ! Si, je me souviens, une fine moustache.

- Merci Gaspard, tu m’as décrit quelques milliers de Parisiens. Bien entendu, ce matin tu n’as rien remarqué d’anormal ?

- Rien, monsieur le commissaire, je vous le jure.

Marin ignora ce serment de pacotille. Laissant Gaspard un peu déconfit, Il retourna dans la chambre du mort. Un jeune toubib était là pour examiner le cadavre.

- Alors, docteur, vous n’avez pas de doute sur les causes de la mort ?

- Ah non, commissaire !

- Vers quelle heure à votre avis ?

- Probablement vers sept heures.

Le docteur lui tendit une plaque d’identité militaire.

- Regardez ce que j’ai trouvé sous l’oreiller.

Elle portait la mention « Sergent John Murray 2e régiment d’infanterie des États-Unis d’Amérique ». Maintenant, le sang répandu sur le sol était totalement sec. Marin observa plus attentivement les traces de chaussures. Pas de doute, il s’agissait d’un pas féminin. La chambre était vide. Les rayons de l’armoire étaient déserts, pas de bagage, pas d’autres vêtements que ceux que l’homme portait. Marin essaya d’imaginer la scène en prenant le toubib à témoin.

- Je pense qu’il a été exécuté sur le lit. On ne voit pas de traces de bagarre. À votre avis, docteur, cela pourrait-il être l’œuvre d’une femme ?

- La réponse n’est pas évidente. Notre client ne s’est pas défendu. Donc, soit il était endormi, soit il était solidement maintenu sur son lit. Dans les deux cas, une main féminine n’est pas à écarter.

- L’arme du crime ?

- Un rasoir ou un objet similaire extrêmement affûté. La blessure est nette, sûrement quelqu’un qui connaissait ce genre d’outil.

Marin n’avait plus rien à faire sur les lieux. Il regagna le commissariat. Pourtant, il aurait bien aimé conduire, avec ses deux inspecteurs, l’enquête de voisinage et l’interrogatoire des clients de l’hôtel. Mais, la personnalité apparente de la victime lui commandait de se mettre en rapport avec nombre d’autorités. Le procureur, mais aussi le ministère des Armées, celui des Affaires étrangères, il allait devoir marcher sur des œufs. Nos amis américains voulaient bien envoyer leurs fils se faire tuer dans les tranchées, pas sûr qu’ils acceptent de les voir égorger en plein Paris. Le procureur était, lui aussi, sur les Champs-Élysées. Le téléphone bourdonna dans quelques bureaux vides du palais de justice. Un jeune juge daigna répondre. Il était là depuis trois jours. Il ne fut pas d’un grand secours. Il lui promit de faire part de son appel au procureur, dès que possible. Rue Saint-Dominique , on finit par lui dénicher un officier de liaison des forces américaines, le colonel Ray Silver. L’homme était courtois et s’exprimait dans un français parfait.

- J’ai compris, commissaire. Je vous rejoins.

Le colonel se mit au volant d’une Cadillac de l’armée américaine. Pour atteindre la rue du Départ, il dut se faufiler au milieu des piétons qui s’étaient approprié les boulevards. Il évita quelques collisions avec les camions militaires qui récupéraient les troupes du défilé. Il était un peu plus de treize heures lorsqu'il toqua à la porte du commissaire. Une vigoureuse poignée de main écourta les présentations.

- Si on allait sur place, commissaire ?

En chemin, Marin expliqua de manière plus détaillée sa découverte. Comme ils arrivaient à l'hôtel, deux brancardiers embarquaient le corps du sergent. Le colonel souleva le drap.

- Ce visage m'est totalement inconnu, mais je n'ai pas été en relation avec toute notre armée.

- Je souhaiterais que quelqu'un reconnaisse le corps. La plaque d'identité était sous l'oreiller, je voudrais être sûr qu'il n'y a pas d'erreur sur la personne.

- J'y veillerai monsieur Marin.

L'inspecteur Marceau les rejoignit.

- Patron, j'ai laissé ouvrir le restaurant. Vous comprenez, un jour comme ça !

Le commissaire hocha la tête.

- Vous n'avez pas déjeuné, colonel ? Vous non plus, Marceau ?

Il eut juste à pousser la porte, Pourrat les invita à s'installer à une table un peu à l'écart. Il s'excusa de ne pas avoir de choix dans le menu.

- Vous comprenez, monsieur le commissaire, après les événements de ce matin, je n'ai que du lapin en gibelotte. Il est d’hier et réchauffé, mais vous m'en direz des nouvelles.

La cave n'était pas des plus garnies. Ils durent se contenter d'une bouteille de Beaujolais villages. L'onctuosité de la sauce et la délicatesse du parfum leur firent oublier cet accroc. Ils sacrifièrent quand même une deuxième bouteille avec un camembert moelleux à souhait. Comme ils attaquaient la tarte aux pommes, Marin s'enquit des intentions du colonel.

- Monsieur Marin, nous avons tous deux intérêt à mettre la main sur l'assassin. Franchement, je ne vois pas de quel droit, nous viendrions enquêter sur votre territoire. De plus, je pense que nous obtiendrions de piètres résultats.

- Merci, colonel, j'aurais sans doute besoin de vos services pour m'éclairer sur la personnalité de la victime, ses relations, son passé.

- Vous pouvez compter sur moi, commissaire.

- Une question qui n'a rien à voir, colonel. Où avez-vous appris le français ? Vous en avez une parfaite maîtrise.

- Je comprends votre surprise, mais cela n'a rien de mystérieux. Ma mère était la fille d'un exilé français de 1850. Un de ceux qui avaient fui votre Second Empire. À la maison, j'ai toujours entendu parler le français.

Ils finissaient leur cognac lorsque le deuxième inspecteur fit son entrée.

- Patron, je crois que j'ai fini par trouver quelque chose. L'épicier d'en face a ouvert ses volets vers sept heures et demie. Il a vu une femme dans la rue, les épaules recouvertes d'une capote militaire.

Le témoignage de l'épicier venait à point nommé. Marin était sûr que les empreintes de chaussures avaient été laissées par une femme. Alléché par cette proposition, le commissaire avait renoncé à une deuxième tournée de cognac et avait abandonné le colonel.

- Je compte sur vous colonel, je vous appelle dès ce soir.

Il cria à Gaspard de mettre les repas sur son compte. Il n'eut qu'à traverser la rue pour rencontrer son témoin. L'homme, petit et grassouillet, vêtu d'une blouse grise, trônait derrière son comptoir. Rien ne semblait manquer dans ses rayons. Comme avant-guerre, les petits pois et les sardines se côtoyaient sur des étagères surchargées. Seuls les prix avaient changé, le litre de vin rouge ordinaire valait la bouteille de champagne de 1913. Marin ne perdit pas de temps en présentation.

- Racontez-moi exactement ce que vous avez vu ce matin.

-Vers sept heures, j’ai tiré la barre des volets. Vous comprenez, un jour comme aujourd'hui, on espère toujours faire une grosse journée. Mais, il y avait pas grand monde dans la rue et j'ai bien vu cette fille qui sortait de l'hôtel.

- Elle avait quelque chose de particulier ?

- C'est pas fréquent de voir une fille avec une capote militaire, surtout en plein mois de juillet.

- Elle avait l'air comment, affolée ?

- Je dirais plutôt qu'elle semblait avoir une sacrée trouille. Elle a tourné à droite, elle regardait sans cesse en arrière, elle serrait la capote comme si elle était gelée.

- Vous pouvez la décrire ?

- Ben, j'étais pas à côté. Elle était pas grande, une jupe longue.

- Blonde ou brune ?

- Blonde je crois, mais tout ça s'est passé si vite.

- Quel âge ?

- Sûrement pas trente ans.

- Avant la fille, vous n'avez vu personne sortir de l'hôtel ?

- Ben, j'étais pas levé.

- C'est tout ?

- Un quart d'heure après, je l'ai vue revenir vers l'hôtel.

- Vous allez nous accompagner au commissariat, vous allez la décrire à un de mes brigadiers. Toi Marceau, tu vas diffuser le signalement à tous les collègues.

- Patron, vous avez vu le monde dans Paris ?

Marin grogna.

- Tu as une meilleure idée ?

Rue de Vaugirard, l'équipe était convoquée pour la fin de la journée. Même s'il n'espérait pas grand-chose de l'enquête de voisinage, le moindre indice serait le bienvenu. À peine installé dans son bureau, il ne fut pas surpris de voir le nombre de messages. Le téléphone avait dû bourdonner entre l'ambassade des États-Unis, le ministère de la Guerre, le Quai d'Orsay. Il rappela en priorité le colonel Silver.

- Colonel, il faudrait que nous évitions, pour l’instant, les fuites dans la presse. L'homme semblait avoir loué cette chambre un peu comme un QG.

- Qu'est-ce qui vous fait avancer cette hypothèse ?

- Il ne recevait pas seulement des filles. Je ne désespère pas de voir arriver à l'hôtel, quelqu'un ignorant la mort de Murray. Si toutefois c'est lui.

- J'ai envoyé quelqu'un le reconnaître à l'hôtel Dieu. J'attends la réponse. Mais vous avez raison, je donne des consignes de silence du côté américain.

- Je vais également m'y employer.

Marin réussit à joindre le Quai d'Orsay, qui lui donna surtout des consignes de prudence. Dans ces couloirs feutrés, peuplés de diplomates, ce soldat mort devait jeter plus de trouble que les quelques millions de vies perdues dans les tranchées de l'Est. À dix-sept heures, son équipe était de retour. Elle avait ratissé le quartier, interrogé les voisins, les clients de l'hôtel. Marin n'en attendait pas grand-chose. Pourrat en savait autant qu’eux et il n'avait aucun intérêt à lui mentir. Les maigres témoignages venaient confirmer ses dires. Trois personnes semblaient fréquenter le sergent Murray, une femme blonde, un grand noir, sans doute un soldat américain et, un mystérieux bourgeois. Avec les dires de l'épicier, un brigadier pas maladroit du crayon avait dessiné un vague portrait de la fille. Il inséra le feuillet dans un carton à dessin et prit la direction du boulevard Saint-Jacques, avec la ferme intention d'y rencontrer Émile Laplume.


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