Notes de l'isba (20)
Retour de l'égoïste. - Un nouveau livre absolument épatant, non moins qu'exaspérant à outrance, souvent pertinent et plus encore impertinent à bon escient, mais aussi péremptoire en ses jugements par trop expéditifs, et pourtant attachant par sa subjectivité souvent lestée de bonne mauvaise foi - un nouveau livre donc de Charles Dantzig vient de paraître (ou paraîtra puisque son dépôt légal est janvier 2013) sous le titre explicite au possible d'À propos des chefs-d'oeuvre.
Comme je suis en train de (re) lire Les Frères Karamazov, et que je connais un peu l'auteur du mémorable Dictionnaire égoïste de la littérature française, (Grasset, 2005), je m'attendais aux vues simplistes à la française que Charles Dantzig débite à propos de Dostoïevski, dont il fait un propagandiste religieux gâchant son talent en grimpant sur une borne pour prêchi-prêcher, passant sous silence la substace extraordinairement complexe et vivante, contradictoire, infiniment émouvante et révélatrice des très grands livres que sont Crime et châtiment, L'Idiot, Humiliés et offensés, L'Adolescent, Les Démons, Les Frères Karamazov, mais aussi les romans et récits moins connus tels L'Eternel mari ou Les pauvres gens, et l'inoubliable Douce.
Or quel chef-d'oeuvre là-dedans ? J'aurais envie de répondre: toute l'oeuvre ! Dantzig, lui, chipote et prend la tangente, pour déclarer chef-d'oeuvre La Mort d'Ivan Illitch de Tolstoï, nouvelle assurément admirable, avant de se rappeler que le frère ennemi de Dostoïevski a aussi écrit La Guerre et la paix et Anna Karénine, chefs-d'oeuvre s'il en fût...
Charles Dantzig est un grand connaisseur de la littérature, un immense lecteur depuis l'enfance (qui ne fut pas une enfance, selon son aveu, et que les livres sauvèrent) avec tout ce que cela implique d'engagement personnel, de passion jalouse et de goût égoïste, comme il en a fait son parti pris. Or on peut chipoter à son tour en le lisant: il n'enest pas moins entier et entièrement lui-même et donc intéressant à tout coup et c'est un vrai plaisir, en somme, de ne pas être d'accord avec lui. Qui plus est, son bonheur d'écrire est à proportion de son bonheur de lire, et sa lecture devient langage de parfait écrivain vif et inventif en son écriture fine et diaprée, comme il en fait le constat à propos du chef-d'oeuvre: que celui-ci est essentiellement un fait nouveau, inédit, abasourdissant, de langage.
L'"ouvrage supérieur". - Albert Cohen écrit quelque part "sans couilles, pas de chef-d'oeuvre". Restriction peu délicate à l'égard des génies féminins du roman universel ou de la poésie, mais la remarque désigne assez le "chef-d'oeuvre voulu" qu'a été Belle du Seigneur, qui semble admis comme tel par Dantzig et que je trouve, pour ma part, complètement surfait. Du moins peut-on discuter à partir de là, et c'est un des mérites de cet ouvrage: qu'il titille, agace, intrigue, incite à curiosité. Ce qu'on appelle chef-d'oeuvre participe souvent d'une convenance d'époque. Le roman de Cohen est sûrement appréciable à beaucoup d'égards en dépit de son enflure lyrique et de son ruissellement verbal: il y a là-dedans de la jolie satire sociale et un bel aperçu des horreurs de l'amour, mais chef-d'oeuvre ?
Par contraste, Dantzig réduit Voyage au bout de la nuit, à mes yeux chef-d'oeuvre par excellence de la prose française de la première moitié du XXe siècle, avec Le Temps retrouvé de Proust, aux dimensions d'un prurit ressentimental exalté par des cryptofascistes et autres antisémites. Et le critique de convenir qu'on ne saurait juger d'une oeuvre par ceux qui la portent aux nues, alors quil ne fait que ça !
Mais au fait, qu'est-ce qu'un chef-d'oeuvre ? On sait qu'à l'origine médiévale, c'est l'ouvrage "supérieur" qu'un artisan compagnon présente à sa confrérie pour en être admis: la somme avérée de son savoir-faire. En littérature, Voltaire serait le premier à avoir introduit la notion dans Le siècle de Louis XIV, en 1752: "Mais on ne juge d'un grand homme que par ses chefs-d'oeuvre, et non par ses fautes". Or quels chefs-d'oeuvre attribuera-t-on à Voltaire ? Candide, Zadig ou son Dictionnaire philosophique ?
Rossignol contre les boeufs. - Charles Dantzig est un énergumène dont la passion profonde pour la littérature est aujourd'hui plutôt rare, surtout à Paris. Presque aussi insupportable qu'un Philippe Sollers par ses partis pris, il n'a pas la puissance d'analyse et de synthèse de celui-ci, mais il pratique lui aussi l'art de la pointe, avec un art tout à fait original. Il y a en lui du baroque et du classique, du romantique mais aussi du quasi punk. Ainsi, quand il dit préférer les vers du poète beatnik Allen Ginsberg, dans Fall of Amercica, à ceux des Fleurs du mal, ne le prend-on pas comme une provocation mais comme un élément vivant de son goût très éclectique, qui va des Anciens à Mary Poppins ou de Rabelais à Gatsby...
Le chef-d'oeuvre serait alors, essentiellement et sous de multiples formes, l'ouvrage supérieur qui nous protégerait de la médiocrité sans nous donner aucune recette; notre vie elle-même pouvant parfois accoucher d'un chef-d'oeuvre sous la forme d'une histoire d'amour. En quelques belles pages, Charles Dantzig raconte comment une prof aigrie, teigneuse, méchante, forte de ses préjugés de maoïste à chignon, a incité ses camarades à le torturer au motif qu'il n'était qu'un fils de bourgeois fauteur présumé d'"arrogance sociale". Et lui de se rappeler l'acharnement de cette "harpie froide" contre le jeune garçon n'aimant que lire et rire, en invoquant l'oposition des boeufs et des rossignols."Le sait-on, que c'est un des combats de la vie, celui des boeufs contre les rossignols? Les seconds n'ont pourtant rien fait aux premiers ! Mais si. Ils chantent. Ils ne prennent pas la mine modeste. Ils sont réfugiés dans les chefs-d'oeuvre où ils chantent encore plus étourdiment, comme s'il n'y avait que leur saleté de littérature au monde"...
Charles Dantzig. À propos des chefs-d'oeuvre. Grasset, 274p.