Notes de l'isba (22)
Délire d'époque. - Ceux qui ont été intéressés, comme je l'ai été un temps, par le talent déjanté de Maurice G. Dantec, oscillant entre le polar "métaphysique", avec Les Racines du mal, et la science-fiction "politique" rebrassant la contre-culture populaire des sixties dans une nouvelle esthétique de post-punk, avec Babylon Babies, ne seront pas trop étonnés par les dernières tribulations de l'imprécateur néo-réactionnaire "exilé" au Québec, qui vient de se brouiller à mort avec le dernier éditeur acceptant de le suivre au bout de ses délire paranoïdes, en la personne de David Kersan. De fait, il fallait être bien naïf, crédule ou niais pour croire sérieusement à l'évolution positive de ce mégalomane drogué jusqu'aux moelles et ne citant pas moins les Pères de l'Eglise, revendiqués sur le tard, comme autant de gourous rencontrés, une génération plus tôt, sur la route de Katmandou. On a taxé Dantec de fascisme et, plus récemment, d'islamophobie galopante, mais trop souvent sans lire ses livres, sur la seule base de ses interventions sur les estrades, le plus souvent grotesques. Or mon esprit de contradiction, et plus encore ma curiosité, m'ont porté à lire bien attentivement quelques-uns de ses romans, dont principalement Cosmos incorpoated et Grande Jonction, qui m'ont impressionné par leur souffle et leurs visions à la Philip K. Dick, également marqués par la critique contre-utopique d'un Ballard. Par la suite, après divers aléas sans doute liés à l'insuccès des derniers livres du présumé génie, la parution d'un petit roman renouant de manière accrocheuse avec les standards antérieurs de l'auteur (mixte de thriller et de road-novel à la Sailor et Lula), intitulé Comme le fantôme d'un jazzman dans la station Mir en déroute, incitait le lecteur lucide à conclure à la régression grave, laissant tout craindre de la suite.
Or ladite suite se trouve détaillée sur deux pages du Nouvel Observateur de la semaine dernière, par David Caviglioli. Relatant les circonstances qui ont préludé à la parution du dernier opus de l'énergumène, Satellite sisters, dans une nouvelle maison d'édition à l'enseigne du Ring lancée par David Kersan (avec l'aval du critique littéraire Raphaël Sorin), le journaliste de l'Obs brosse le tableau dante(s)que de l'évolution du nyctalope graphomane à dégaine de sniper de jeu vidéo. Résultat des courses: l'éditeur "fan" a fait l'expérience cuisante du délire de persécution du génie maudit, et tout sombre humainement dans le sordide et le mesquin. Bref je retourne, quant à moi, à mes Karamazov Brothers et laisserai cette fois ces Sisters satellitaires à leur improbable sort...
Une folie française ? - Vues de l'isba, ces agitations médiatico-littéraires sur fond de prétendue avant-garde palliant la décadence occidentale, semblent bien dérisoires. Or elles me semblent significatives, cependant, d'une espèce de maladie française tenant à l'exacerbation binaire systématique dont l'opposition gauche-droite n'est qu'un aspect. Les écrivains français de la génération de Dantec, tels Houellebecq ou Marc-Edouard Nabe, auront tous réagis en anarchistes de droite aux bien-pensants d'après 68 et au politiquement correct qui en a découlé. La réaction était peut-être saine, souvent nourrie par de très bonnes lectures (d'Orwell à Ballard, en passant par Bloy, Céline ou Bernanos), mais la posture commune de "maudits" de ces auteurs a-t-elle la valeur d'une position viable ? Je me le demande en éprouvant le même malaise qu'à l'observation de réactionnaires plus "classiques" et affirmés, tels un Renaud Camus ou un Richard Millet. On pourrait constater chez tous ceux-là la même hargne arrogante, faite de dépit amoureux pour la France déchue, que chez un Céline. Oui, mais Céline n'a pas cessé de revitaliser la langue française au fil de livres aussi noirs que toniques, vibrants d'émotion et drôles, cruels, affreux et féeriques !
Retour aux personnages. - Paul Léautaud le persifleur avait les romans de Dostoïevski en horreur, auxquels il reprochait d'être "inventés" alors que lui ne s'intéressait en somme (croyait-il) qu'à l'homme réel. C'est un peu la querelle du photomaton et de la peinture, mais c'est surtout le produit d'un malentendu d'époque: Léautaud n'a rien compris à Proust non plus ni à Claudel, dont le français n'avait rien de la clarté de Saint-Simon ou de Molière. Alors comprendre (sans le lire évidemment) un Russe revenant du bagne avec une connaissance incomparable de l'humain en vérité, croyant compliqué de surcroît, socialiste et tsariste à la fois, et se méfiant de la France de Diderot, n'était pas fait pour tisser des liens. Peu importe: si les idées de Dostoïevski ne nous concernent plus que par raccord à l'époque, ses personnages restent nos frères vibrants et vivants. Parlerons-nous encore dans cinquante ou cent ans des romans de Houellebecq ou de Dantec ? À vrai dire j'en doute fort, tant les personnages qu'ils évoquent manquent de visages et de noms (plus exactement encore: de prénoms) , de chair et de substance, alors que le prénom d'Emma, le prénom de Fabrice, le prénom d'Aliocha, le visage du prince André gisant, l'expression du cousin Pons, le ricanement de Charlus nous restent si présents...