L'Esprit Qui Marche

Une silhouette athlétique se déplace silencieusement dans la jungle avec la souplesse d'un chat-tigre. Quelle jungle? 
Celle du Bengale. Mais cette appellation date; on parlerait aujourd'hui du Bangladesh. Qu'importe! Lui, le Fantôme, n'est pas daté; il a toujours été là, les indigènes vous le diront. Et il sera toujours là en dépit des changements d'époque, de climat, de régime politique car sa mission, dérisoire aux yeux des sceptiques, des rationalistes, des railleurs, est de parcourir le pays (parmi les plus pauvres du monde) et d'y redresser les torts, de combattre l'injustice, de prendre la défense des faibles contre l'arrogance des puissants sans scrupules. Sous le masque noir et la capuche moulante qui fait saillir les muscles de sa mâchoire énergique se cache un visage qui ne doit pas être vu : un justicier ne doit pas associer son image personnelle à l'action qu'il mène, souvent en secret. Il n'est pas un tel ou un tel : il est le Droit et le Châtiment. 
Pourquoi son image, son souvenir reviennent-ils me visiter aujourd'hui? Je ne sais pas. Peut-être à cause d'un film récent, où le Fantôme (un peu trop jeune, un peu trop chétif) emploie des moyens modernes et sophistiqués pour combattre les méchants. Peut-être aussi parce que l'enfant qui est encore en moi s'émeut de retrouver, même altérée, cette figure qui faisait battre son coeur, il y a longtemps. J'aimais, j'aime que le Fantôme se succède à lui-même de père en fils. Que, quasi immortel, il traverse les époques. Qu'il abandonne quelquefois sa tenue de justicier, qu'il quitte la jungle en vêtements civils (chapeau sur les yeux, col de la gabardine relevé) pour venir traquer le crime jusque dans la grande ville. Surtout j'aime qu'il surgisse, silencieux et précis, telle une apparition, dans une clairière ou bien dans une rue... J'aime que sa survenue inquiétante, effrayante, fasse trembler ceux qui ont l'âme noire et la conscience chargée. Que la force de son esprit droit et juste se transmette à son corps puissant. L'Esprit qui marche... 
Puisse-t-il encore, vieux héros des années cinquante du XXème siècle, susciter chez les jeunes et les moins jeunes d'aujourd'hui des vocations de défenseurs des faibles!