Notes de l'isba (28)
De la bonté. - Le nom de l'enfant Declan qui signifie, en Irlande terrienne: que la tranquille bonté soit, sied bien à ce solide garçon de sept mois dont le regard intense annonce la vitale énergie et le goût des spéculations stellaires. Sa mère à la dégaine de punkette est fiérote de me le présenter. Son petit parc est installé au milieu des livres formant alentour des piles, des monceaux, des tours et des murailles (l'une d'elle constituée des briques du roman de Joël Dicker dont 560.000 exemplaires ont été mis en place de par les pays et les continents), il y en a de toutes les couleurs, selon les auteurs, mais pour l'instant la plus vive est celle du livre-fétiche que Declan tient en main avec un dispositif lui permettant, d'une pression du pouce, de déclencher les premières mesures de la Symphonie du Nouveau Monde en version simplifiée...
La jeune mère n'a qu'un seul regret: que Geneviève, sa maman trop tôt disparue, n'ait pu partager ce qu'elle lui annonçait elle-même comme le plus grand bonheur de la vie. De son vivant sa fille ne voulait pas en entendre parler. Mais la vie est toujours surprenante: j'en sais quelque chose. À qui m'aurait dit ainsi, neuf mois et des bricoles avant la venue au monde de notre premier enfant, que bientôt ma vie de bohème solitaire et farouche se poursuivrait à deux puis à trois puis à quatre sans compter le clebs bleu de ma bonne amie, j'eusse souri au nez. Mais non: la vie réalise parfois vos plus secrets désirs. De fait à ce moment-là, pour dire vrai, j'en avais marre de n'être qu'un, et la jeune mère de Declan, Andonia la nouvelle timonière de L'Age d'Homme, fille de Geneviève et de Vladimir, ne l'a pas vécu autrement crois-je savoir, avec son Jonathan que je n'ai vu jusque-là qu'en photo sur Facebook...
Le bazar aux souvenirs. - Or le nouvel Âge d'Homme, que symbolise à l'instant cet enfant, déploie son bazar de livres et de dossiers, de cartons et de papiers dans un seul vaste entresol au soubassement de l'ancien Uniprix lausannois jouxtant le mythique cinéma Capitole, à la devanture duquel irradie une immense affiche de l'Amarcord de Fellini, mon film préféré dans le registre du "je me souviens"...
Je me souviens de la petite Andonia trottinant sur le tapis d'Orient de la maison sous les arbres et de la joie fiérote de Geneviève à nous la présenter, et voici trente ans plus tard de nouveaux sourires pallier la douleur des séparations.
Mais partout ici: que de souvenirs, que de vestiges, que de chères reliques. Donc voici, dans une vitrine genre balkanique: la toute petite machine à écrire Corona de Charles- Abert Cingria, que Dimitri m'avait offert mais que jamais je n'ai osé emporter, et qui se trouve si bien là aujourd'hui. Ou voilà la collection des éditions de tête de L'Âge d'Homme, fabuleux objets de bibliophilie conçus dans les ateliers du maître-imprimeur Ganguin; et tant d'autres portraits d'écrivains aimés et de tableaux, de dessins m'évoquant de belles heures que revivifient aujourd'hui le présent et l'avenir relancé.
La maison sous les arbres. - Andonia ma raconte que la maison sous les arbres de hauts de Lausanne où nous avons passé tant de soirées à parler et à nous lire des merveilles (ah le souvenir de la lecture intégrale que j'ai faite en quelques heures de La bouche pleine de terre sur feuillets de mauvais papier ex-yougoslave, à la fin de laquelle nous avions tous les yeux embués...) a récemment été investie par des Roms, qu'elle n'a pas eu le coeur de chasser. La police était prête à les évacuer, mais elle a usé de son droit d'héritière et "comme ça la maison est habitée" en attendant que ses futurs acquéreurs la rasent pour y bâtir du neuf de meilleur rapport.
Or c'est tout à fait de l'enfant du Gitan qu'était aussi Dimiti que d'accueillir ainsi des errants rejetés de partout et réduits à nous casser les pieds, nous défiant tranquillement de leurs yeux suppliants et non moins prêts à tout moment à nous rouler - eh bien roulons de concert, au dam de cette société de recroquevillés.
Folie de penser que cette maison hantée par tant de présences magiques, cette demeure qui m'évoque, par sa forme de grand chalet de bois, la maison sur la hauteur de Witkiewicz à Zakopane, cette maison hypothéquée par Dimitri afin de payer la première édition des Hauteurs béantes d'Alexandre Zinoviev; folie de penser que ce havre de tant de samedis soirs et tant de fins d'années festives soit aujourd'hui le bivouac de sans feux ni lieux. Folie de la vie de Dimitri qu'apaisait ici la douce et lumineuse présence de Geneviève - folie de nos vies folles et sages.
Lorsque j'eus retrouvé Dimitri dans la lumière printanière d'un café parisien, en 2008, après quinze ans de séparation tenant à mon besoin d'indépendance plus encore qu'à nos désaccords croissants en matière d'idéologie et de politique - et quelle "minute heureuse" que ces retrouvailles -, il me recommanda, sur le ton du mentor jaloux de retrouver son ascendant, la lecture d'un essai qu'il venait de publier, intitulé L'Enfer d'Internet et se réduisant, je le constatai bientôt, à une critique moralisante plutôt bornée. Nous nous étions retrouvés, mais tant de temps avait passé, et quelle peine mon ami avait à accepter que j'aie avancé sans lui, développé d'autres idées, publié ailleurs que chez lui; et comme je le comprenais, et combien je lui en voulais ! Or, sans être dupe pour autant des limites et même des risques de la pratique du réseau des réseaux, je défendais ce qu'il vomissait.
Et je souris non moins affectueusement, aujourd'hui, en apprenant que sa fille a flirté et "tchatté" sur Facebook avec celui qui l'aida à fonder ensuite son foyer gitan à elle; je souris tout en relatant ici ces choses de la vie plus ou moins privée (moi qui tiens plus que tout à l'intimité préservée...) en relation cependant avec tant de passions partagées.
Enfin quoi, lorsque l'enfant paraît c'est le buzz mondial, mais juste entre nous, promis-juré...